En coopération avec le Kuwait Program et Science Po/Paris, le CEDEJ a participé à l'organisation de la conférence internationale sur « le monde arabe à l'âge des révolutions : une évaluation globale » – qui s'est tenue à Paris du 25 au 27 juin 2012.
Lors de la séance introductive, le Professeur Khaled Fahmy (Université américaine du Caire) a cherché à situer le bouleversement de 2011 dans un cadre historique. Selon lui, le massacre des Mamlouks par Mohammed Ali en 1811 a été l'acte fondateur de l'Etat moderne égyptien, établi par le sang et non pas sur la base d'un contrat entre le pouvoir et la société. Cet événement aurait conditionné un rapport Etat/société caractérisé par la peur et l'intimidation. La révolution de 2011 vise, au contraire, à détruire cette équation initiale, autoritaire et pré-moderne, en réclamant une redéfinition du rapport Etat/société sur des bases démocratiques.
Le professeur Gilles Kepel a rappelé le sens d'une dynamique révolutionnaire partie de la Tunisie pour dérouler ses effets vers l'Orient. Le monde arabe ne fonctionne pas de manière fermée, il est fonctionne en inter-action de plus en plus étroite avec le système-monde, et ce sont ces deux modes d'articulation – le premier à l'origine d'un mouvement socio-culturel lié à la globalisation des communications, le second façonné par les intérêts stratégiques des puissances – qui entretiennent l'un avec l'autre un rapport de plus en plus tendu.
Les débats sur la dimension culturelle des révolutions ont illustré les capacités expressives des mouvements de protestation, comme en témoigne le rôle de l'iconographie révolutionnaire en Tunisie, en Egypte et au Yémen. Katherine Hennessey (American Institute of Yemeni Studies) a rappelé la contribution d'un théâtre contestataire dans la protestation yéménite et l'effort des dramaturges yéménites pour mettre en récit les contradictions politiques et sociales de leur société. A l'inverse, l'art peut servir d'outil de légitimation à la disposition de pouvoirs soucieux d'inscrire leurs Etats dans une économie mondiale du signe, comme l'atteste l'exposé d'Alexandre Kazerouni (Sciences Po/Paris) sur l'usage des musées dans le Golfe. Khaled Hroub s'est interrogé sur la capacité de la scène artistique arabe à s'emparer de sujets tabous tels que la religion ou la sexualité en posant la question de savoir si les remises en cause politiques auront des effets sur une morale encore très conservatrice.
La dimension socio-économique des mouvements en cours a fait l'objet d'une réflexion poursuivie sur deux panels. Pour Rabab al-Mahdi (Université américaine du Caire), on peut parler d'un « mouvement travailliste égyptien » qui s'est structuré par les luttes sociales qui ont rythmé les dernières années de la présidence Moubarak (un million huit cent mille personnes ont été associées à ce mouvement selon elle). En Tunisie, c'est aussi une révolte partie de la périphérie qui a emporté le pouvoir en place. Habib Ayeb (Université américaine du Caire) évoque ainsi « une Tunisie du pouvoir » historiquement établie au nord-est du pays, en contraste avec un sud en voie de marginalisation économique accélérée. Les grèves dans les régions minières du sud ont annoncé une révolution dont la trajectoire restera déterminée par le poids des fractures sociales et géographiques. Ce rôle de la périphérie est encore visible dans l'émirat du Koweït, où, comme le rappelle Farah al-Naqib (Université américaine du Koweït) la contestation a été portée par la jeunesse marginalisée. Dans le cas syrien évoqué par Hala Kodmani (Suriyya hurra), c'est la répression impitoyable du régime qui a transformé une revendication sociale localisée en revendication politique à l'échelle nationale. Une diaspora de près de 10 millions de Syriens apporte une aide économique fondamentale sans laquelle la contestation n'aurait pu s'affirmer dans le temps. Mussa Griffa (Université de Tripoli) a rappelé l'inexistence en Libye d'une société civile et a souligné la pertinence du facteur tribal pour expliquer une lutte conduite par une pluralité de groupes de solidarité (açabiyyât). Unis dans une commune détestation du tyran, ils demeurent divisés sur leur conception de l'avenir politique de la Libye. Cette fragmentation est aujourd'hui l'un des principaux obstacles à l'achèvement de la phase de transition.
Steffen Hertog (London School of Economics) a décrit les stratégies préemptives mises en place dans le Golfe pour prévenir les risques de contagion révolutionnaire. En 2011, l'Arabie saoudite a injecté 130 milliards de dollars – soit l'équivalent du budget de l'année 2007. Le royaume a augmenté de 60.000 le nombre, déjà pléthorique, de fonctionnaires au Ministère de l'Intérieur et annoncé la construction de 500.000 logements. La prééminence d'une rationalité politique sur la rationalité économique présente cependant l'inconvénient majeur de différer l'urgence d'une transformation radicale des modes de fonctionnement de l'Etat rentier.
Les débats du 26 juin ont traité de la question de l'émergence de nouvelles élites issues de la révolution. Stéphane Lacroix (Science Po/CEDEJ) est revenu sur le succès inattendu des salafistes en Egypte. Doté d'une réelle flexibilité organisationnelle et idéologique, le parti al-Nour a convaincu de nombreux non-salafistes de joindre ses rangs. En se présentant comme un parti anti-système, issu du peuple et connecté au peuple, il a renvoyé dos à dos les Frères musulmans d'une part, et les « ci-devants » (fulûl) de l'ancien régime, de l'autre. Cependant, les salafistes égyptiens s'exposent à l'incompréhension en entrant dans le jeu politique, comme l'a montré leur soutien (mal compris) à la candidature d'Abou al-Foutouh à la présidentielle. Mohammed Kerrou (Université de Tunisie) a décrit la séquence d'une mobilisation révolutionnaire récupérée par les divers acteurs religieux du spectre salafiste après le succès électoral d'al-Nahda. Il considère que ce sont des jeunes exclus de la modernité, âgés de 18 à 30 ans, qui forment l'ossature des groupes salafistes-jihadistes en Tunisie. Commentant l'évolution de la contestation en Syrie, Thomas Pierret (Université d'Edinburgh) a noté une « islamisation » de l'insurrection qui irait de pair avec la militarisation de son expression. Pour obtenir un soutien financier en provenance du Golfe, certains combattants n'hésiteraient pas à accentuer leur engagement religieux, ce qui expliquerait le rôle accru du référent islamique. Le comportement répressif des régimes a fait l'objet d'analyses séparées. Peter Harling (International Crisis Group) a regretté la « transformation », récente selon lui, du régime syrien, qui prétend parler comme un Etat mais agit, en réalité, comme une milice confessionnelle. La situation actuelle fait craindre l'installation du pays dans une économie de la violence. Marine Poirier (IEP d'Aix-en-Provence) a analysé la contre-offensive des partisans du président Ali Abdallah Saleh au Yémen, préoccupés de « préempter » l'espace de la place Tahrîr, à Sanaa, pour éviter une occupation du lieu par les forces de l'opposition. Les partisans du régime ont emprunté à l'opposition l'essentiel de ses moyens d'expression (Internet, Facebook) définissant ainsi leur stratégie en interaction avec les mouvements contestataires.
Les lignes de force d'une « géopolitique du nouveau monde arabe » ont été évoquées lors de la session de travail du mardi 26 juin après-midi. Nabil Mouline (Science Po/KFAS program) a minimisé l'hypothèse d'un royaume saoudien menacé par les évolutions régionales en cours, les menaces externes étant contenues, selon lui, par une institution religieuse jouant pleinement sa fonction de contrôle et d'intégration idéologiques. Les risques pour la pérennité du royaume saoudien sont surtout internes. Ils se rapportent au saut générationnel qui marquera très prochainement la dévolution du pouvoir au sein de la famille royale ainsi qu'aux défis démographiques et socio-économiques auxquels celle-ci est d'ores et déjà confrontée. Bernard Rougier (CEDEJ) est revenu sur la dimension régionale de la crise syrienne, en insistant sur le rapport entre la Syrie et l'Iran. Alors que Hafez al-Assad pouvait exploiter la menace irakienne pour équilibrer sa relation avec l'Iran, de même qu'il utilisait la menace iranienne pour négocier à son avantage avec les Etats du Golfe, Bachar al-Assad est dans l'impossibilité de résister à l'interventionnisme iranien dans son pays – antérieur au déclenchement de la crise en mars 2011 mais largement renforcé depuis lors. La crise syrienne fait aussi ressortir le rôle d'acteurs hybrides, mi-étatiques, mi-sociaux, tels que le Hezbollah libanais, tiraillé sur l'attitude à adopter sur la situation syrienne, ou le Hamas palestinien, qui a joué subtilement la carte de la neutralité critique après avoir tenté – sans succès – de s'imposer comme médiateur. Construit pendant – et par – la guerre du Liban, le régime syrien en reproduit les mécanismes en transformant les questions politiques en enjeux existentiels, empêchant ainsi la production d'un espace politique commun.
La matinée du 27 juin, consacrée au rôle des « nouveaux médias » et du « journalisme citoyen », a donné lieu à des échanges croisés entre acteurs et universitaires. Pour Moazz Elzoughby (Arab Reform Initiative) les nouveaux médias ont contribué à bouleverser les hiérarchies institutionnelles en libérant le droit de parole des individus. Des débats internes ont acquis une dimension publique grâce aux nouveaux médias, devenus en soi des instruments de la transparence démocratique. Cependant, les révolutionnaires courent aujourd'hui le risque de se couper du réel en investissent de trop fortes attentes dans des médias qui ne peuvent se substituer à des modes d'action politique plus classiques. Selon Khaled Hroub, ce sont les groupements islamistes qui exercent aujourd'hui l'hégémonie sur le Web – à l'instar du cheikh Safar al-Hawali, adepte de Tweeter. Enrico de Engelis (CEDEJ) a relevé le rôle joué par le « net-activism » dans le mouvement révolutionnaire. Il s'est néanmoins interrogé sur le risque d'enfermement dans le virtuel. Ceci compromettrait l'articulation de ce nouvel espace public avec l'émergence d'un espace institutionnel classique produit par les élections et le processus constitutionnel. L'analyse critique est poursuivie par Paloma Haschke (Science Po) qui a étudié la manière dont les nouveaux médias ont redéfinis les règles de fonctionnement des médias classiques (presse écrite et télévision), obligeant le journaliste à se comporter comme un activiste pour obtenir célébrité et reconnaissance du public. Les débats ont été clôturés par les témoignages des animateurs de deux sites d'information très importants dans le monde arabe – Iskandar al-Amrani pour the Arabist et Bassam Haddad pour Jadaliyya. Le premier a relevé le caractère très individualiste de la « culture blog » ainsi que les risques d'un « journalisme émotionnel » tandis que le second, hostile à toute forme d'épistémologie objectiviste, a assumé ne pas vouloir séparer activisme militant et diffusion de l'information.
La conférence s'est achevée par un discours du Ministre des Affaires Etrangères, M. Laurent Fabius, sur la vision française du nouveau monde arabe.
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