Omniprésence du religieux ? Controverse entre deux françaises au Maroc

Date de publication:

Mardi 06 Novembre 2012 - 13:30

Publié ici :

06 Novembre 2012

Mis à jour le :

13 Octobre 2017

Mots-clefs:

édito
religion
Islam
Maroc

Langue de publication:

Français

Zone géographique:

Moyen-Orient

Il y a un mois, une jeune femme française, Marianne, mariée à un Marocain et résidant au Maroc, publiait sur le site internet participatif Rue 89 son témoignage sur « ce que peut être la vie d'une femme occidentale dans un pays musulman ». Son article fut très consulté et les commentaires, en majorité positifs, se sont multipliés. Mais elle allait également susciter, sur le même site, une réplique très critique d'une autre jeune femme française (d'origine marocaine), elle aussi installée au Maroc, prénommée Khadija. Marianne, prénom symbolisant la France, et Khadija, prénom de la première femme musulmane... la symbolique devait se joindre à la controverse.

Cet échange est un concentré d'anthropologie culturelle. Plus exactement, il nous permet de saisir la subjectivité – et par conséquent la pluralité irréductible – des représentations qui peuvent porter sur une seule et même réalité culturelle, un contexte précis, quoique protéiforme. Ces représentations sont façonnées par un prisme culturel, psychologique et religieux singulier, avant de nous parvenir dans leur forme aboutie (en l'occurrence un témoignage écrit). Je voudrais ici examiner et confronter ces deux représentations du Maroc que proposent deux françaises, sans m'interdire de les commenter. Elles nous en disent tout autant sur la société dans laquelle elles vivent que sur elles-mêmes. Et peut-être même, au-delà, sur une ligne de partage (de fracture ?) entre religion publique et sécularisation lente, dans un contexte post-printemps arabe qui a signé la victoire électorale des mouvements politico-religieux.

Le premier fait à noter est que Marianne, auteure du témoignage initial, se trouve au Maroc parce que son conjoint est de nationalité marocaine. Elle constitue donc avec son époux ce que la sociologie de la famille appelle communément un « couple mixte » – entendez par là mixité culturelle et/ou religieuse. Après quelques paragraphes sur les identités en miroir (sur le mode Oriental/Occidental...) et une brève présentation biographique, elle assène sa première affirmation polémique : « ... je deviens allergique à toute religiosité exacerbée ».

Sur la perception de l'« omniprésence du religieux »

Notre conviction personnelle est qu'il n'y a pas de bonne et de mauvaise manière de se représenter la place du religieux au Maroc, quoique nous ne soyons pas personnellement mu par un « relativisme culturel ». Dans ce cas-ci, il y en a deux qui se font face. Elles sont toutes les deux vraies ; elles sont toutes les deux le produit de subjectivités construites de manière différente : l'une, comme elle l'indique, dans un cadre familial constitué par « des parents profs soixante-huitards, qui ne (l')ont pas baptisée pour (lui) laisser choisir (sa) religion (avec l'espoir qu('elle) n'en choisisse aucune !) » ; l'autre, à l'intérieur d'un couple de primo-migrants marocains installés en France – le père fût « ouvrier chez Renault » – qui lui a donné une éducation basée sur « la religion, l'Islam ». Deux points de départs relativement dissemblables, donc. Sur Rue 89, d'ailleurs, le profil de Marianne indique : « freedom is my religion », quand celui de Khadija indique pour sa part « Red. Chef de Yabladi.com », un site destiné aux Marocains vivant à l'étranger, qui diffuse des informations sur la vie politique, sociale, culturelle et religieuse au Maroc. Partant, il est étonnant que l'une s'étonne de l'étonnement de l'autre et inversement. On concèdera toutefois à Marianne que son insertion dans la société marocaine est plus délicate en tant que jeune femme non musulmane par rapport à Khadija, qui en maîtrise la langue, les codes culturels et la religion majoritaire. Il est en même temps surprenant que, titulaire d'un master en relations internationales et en sociologie comparée des religions, Marianne n'ait pas pressenti que l'expression de la religiosité est un aspect non négligeable (sans être hégémonique) de la vie publique marocaine.

Sur les velléités de conversion des non-musulmans

Peut-on appliquer la même grille au prosélytisme (que ma propre expérience au Maroc me permet de confirmer) que Marianne est agacée de subir de manière récurrente ? A trop vouloir ardemment convertir... on repousse. Or les plus ardents « convertisseurs » ou « prosélytes » ne sont pas tout le temps les plus fervents pratiquants, particulièrement dans l'ordre moral (al-akhlaq). Ceci expliquant d'ailleurs probablement cela. Ils conçoivent leur ardeur à vouloir convertir (ou, à tous le moins à présenter leur religion comme la seule, l'unique, la vraie qui mérite d'être adoptée...) comme un acte de piété en tant que tel, sachant que des récits provenant de la Tradition indiquent que tout musulman ayant amené une âme « égarée » à l'islam sera récompensé par Dieu. Mais ce que doit plutôt comprendre, de notre point de vue, tout non-musulman qui ferait face à ces velléités de conversion en circulant au Maroc, c'est que l'hôte croyant propose ici au visiteur ce qu'il considère comme le meilleur bien symbolique, dans son échelle de valeurs. Par le seul fait de présenter sa religion (quelle que soit la manière, plus ou moins complète, habile, spirituelle, farfelue ou universaliste dont il la présente), il fait un don symbolique, même si sa tentative échoue. D'ailleurs, doit-on prendre véritablement comme tentative de conversion les arguties de tel chauffeur de taxi ou tel autre individu, ou simplement comme une volonté de donner à l'étranger de passage une bonne image de sa religion, dont il sait qu'elle n'a pas toujours bonne presse dans le contexte géopolitique contemporain ?

Cette explication ne nous empêche d'entendre qu'un esprit sécularisé à l'européenne puisse être indisposé par un prosélytisme répété, tout comme serait probablement indisposé un touriste ou un résident maghrébin en Europe ou encore un européen de confession musulmane s'il faisait l'objet de tentatives répétées de conversion au christianisme ou à l'athéisme.

(...)

Par Cédric BAYLOCQ, anthropologue post-doctorant au Centre Jacques Berque, Rabat (CNRS USR 3136).

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