Date de publication:
Lundi 18 Mars 2013 - 11:03
Publié ici :
18 Mars 2013Mis à jour le :
23 Juin 2017Mots-clefs:
- édito
- corruption
- Maroc
- politique
Zone géographique:
- Moyen-Orient
La corruption est un art
La corruption est un mot très présent dans le quotidien des marocains : on en parle, on s’en plaint, on la condamne. Mot présent dans l’espace public sous forme d’affiches, de condamnations ou de préventions. Mot présent aussi dans les arts, dans la littérature et dans les spectacles. Un livre entier de proverbes, tirés de la tradition populaire arabophone et berbérophone, lui est consacré. Nous avons aussi notre « Zorro marocain » également nommé le « Sniper de Targuist », du nom d’un petit village au nord du Maroc. Il a commencé à filmer des gendarmes en flagrant délit de corruption en 2007 avec son téléphone portable. Et nous avons, maintenant, un gouvernement qui a basé sa campagne électorale sur la lutte contre la corruption. Depuis quelques années, le Maroc s’est doté de multiples dispositifs et d’une instance de lutte contre la corruption ; celle-ci a été consacrée par la nouvelle Constitution.
Nous savons tous que l’indice de perception de la corruption, publié le mois de décembre 2012, place le Maroc à la 88ème place. Mais, finalement, peu importe le classement et peu importent les chiffres ; ce qui est sûr, c’est que toute la population sait que la corruption est monnaie courante dans le pays. Nous savons tous aussi qu’il y a deux sortes corruptions : la « grande corruption » et la « petite corruption ». La grande corruption est une sorte de fantôme qui hante les hautes sphères, nous en parlons, nous la subissons, mais nous ne sommes pas directement confrontée à elle. Cette corruption, qui retarde le développement du pays, concerne tout le monde, mais ne nous touche pas dans notre individualité. Je ne vais pas en parler ici. Je vais m’intéresser à cette « petite corruption », qui est pourtant grande elle aussi et tout aussi néfaste par son ampleur. C’est cette corruption qui touche l’être dans son individualité ; c’est cette corruption à laquelle chaque marocain peut être confronté, lorsqu’il a recours à une quelconque administration publique ou privée. Mais ce sont les catégories défavorisées qui en sont le plus victime. Il pleut toujours où c’est mouillé.
On affirme souvent que celui ou celle qui corrompt est aussi coupable que le corrompu, mais il ne faut pas oublier que, souvent, celui ou celle qui corrompt ne demande pas un passe-droit : il demande, tout simplement, un service ou un document auquel il a parfaitement droit, par exemple une carte d’identité, mais il est obligé de corrompre pour échapper aux attitudes humiliantes, à la lenteur interminable et aux complications inventives semées entre lui et sa demande. Ainsi, dès que l’on rentre dans une administration pourtant destinée au public afin d’obtenir un document, on rencontre des mines rébarbatives, des employés qui ne se rendent même pas compte de votre présence et qui donnent l’impression de crouler sous le travail ; et, lorsqu’ils daignent vous parler, ils sont très hautains, voire méprisants. Le malheureux usager n’a alors qu’une seule envie : repartir, abandonner ses droits. Cette mise en scène est devenue un véritable habitus. Elle a pour but de manifester le pouvoir que possède le fonctionnaire, l’employé, le petit chef – et de mettre l’usager en condition. Si on ne part pas et si, par chance, on trouve la personne dont on a besoin, celle-ci parle de manière désagréable et cite un nombre désespérant de pièces à fournir. Lorsqu’on arrive, après de nombreuses difficultés – puisque, pour se procurer certaines des pièces demandées, il faut subir le même traitement de la part d’autres employés -, lorsqu’on arrive, donc, à fournir les pièces exigées, le même fonctionnaire vous accuse aigrement d’en avoir oublié certaines. Et, quand le dossier est complet, il vous renvoie souvent à une autre administration et à un nouveau guichet, où l’on vous dit non moins souvent : « ce n’est pas ici qu’il faut venir ». Enfin, quand le dossier est complet et accepté par le fonctionnaire, il dit : « revenez dans une semaine », mais après une semaine le papier n’est pas prêt et il faut donc revenir tel ou tel jour, et ainsi de suite le jour où l’on revient. Pour échapper à tout cela, on est obligé de sortir le billet magique, le billet qui facilite la procédure, celui qui ouvre toutes les portes et qui rend même le sourire et l’amabilité au guichetier.
Dans le cas de figure, où on peut se procurer tous les papiers nécessaires et où on n’est pas pressé, on peut supporter ce comportement et décider d’être patient, ignorer l’humiliation et la mauvaise volonté, accepter de passer des semaines à courir après des papiers, d’une administration à l’autre, jusqu’au moment où on finit par obtenir ce que l’on veut. Mais tout le monde n’a pas le temps. Les plus vulnérables peuvent y perdre leur emploi. C’est le cas d’une employée de maison, que j’ai rencontrée, dans la salle d’attente d’une administration, et dont les patrons n’ont pas pu supporter les absences occasionnées par la recherche des pièces nécessaires à l’établissement du document dont elle avait besoin. Le problème s’aggrave encore, lorsqu’on ne peut pas se procurer l’une des pièces demandées. C’est le cas de plusieurs personnes, que j’ai rencontrées dans une autre salle d’attente, qui louent un appartement ou une chambre pour lesquels le propriétaire refuse de leur faire un contrat de location. En effet, quand le locataire a besoin de renouveler sa carte d’identité ou d’inscrire son enfant dans une école, il lui faut un certificat de logement, mais il ne peut l’obtenir, puisqu’il ne peut pas prouver qu’il a un domicile. Dans ces cas, le demandeur n’a pas d’autre choix que de corrompre humblement le fonctionnaire.
(...)
Par Saâdia Radi, chercheure au CJB
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