L'année 2015 marque l'anniversaire de la remise du rapport de l'Instance équité et réconciliation (hay'at al-insâf wal-musâlaha, IER) au roi. Installée en janvier 2004, l'IER faisait suite aux mobilisations de différents groupes de victimes de la répression (militants de la gauche du mouvement de l'indépendance, socialistes, communistes et marxistes-léninistes, Sahraouis et leurs soutiens marocains, militaires des tentatives de putschs de 1971 et 1972, représentants d'anciens exilés et islamistes) regroupées depuis novembre 1999 au sein d'une association, le Forum marocain pour la vérité et la justice (al-muntadâ al-maghribî lil-haqîqa wal-insâf, FVJ).

Le programme de l'association rompait autant avec un discours humanitaire qu'avec un discours mettant en cause directement le régime. Il proposait une stratégie originale dans le contexte marocain, en matière de violations graves des droits de l'homme, inspirée des politiques de règlement de la violence expérimentées en Afrique du Sud ou en Amérique Latine : révélation de la vérité sur les atteintes graves aux droits de l'homme, exigence d'excuses officielles de la part de l'État, réhabilitation des victimes, réformes institutionnelles de nature à empêcher la réédition des politiques coercitives. Ce programme de mobilisation visait à prendre en charge le plus grand nombre possible de victimes et à couvrir le spectre le plus large des atteintes aux droits de l'homme au Maroc. Cette stratégie offrait l'avantage de mener une contestation sur un enjeu radical pour le régime ‑ le retour sur les modalités de son imposition par la violence ‑ tout en opérant à l'intérieur de lui, au moment où certains membres de sa direction avaient entrepris de le réformer. Elle fut formalisée lors du Symposium national sur les violations graves des droits de l'homme (9-11 novembre 2001), organisé à l'initiative du FVJ et des deux associations historiques de défense des droits de l'homme marocaines : l'Association marocaine des droits de l'homme (AMDH) et l'Organisation marocaine des droits de l'homme (OMDH).

Particularité du FVJ, ses dirigeants choisirent de défendre leur programme de mobilisation dans la rue en organisant une série de rassemblements protestataires sur les lieux des souffrances des victimes : les centres de détention secrets, comme Derb Moulay Chérif, le 4 mars 2000, et El Korbès, le 27 mai 2001, à Casablanca, et Dar El Mokri, le 12 janvier 2000, à Rabat ; et les bagnes, tels Tazmamart, le 4 octobre 2000, Kelaat Mgouna, les 1er et 2 juin 2002, et Agdz, les 18 et 19 octobre 2003. Les rassemblements se déroulèrent également devant la Brasserie Lipp, à Paris, le 29 octobre 2002, et à Nador, sur le site d'une fosse commune, les 30 mai-1er juin 2008. S'inspirant de pratiques en usage en Amérique latine, comme le sit-in, les militants du FVJ revendiquèrent en imposant un style protestataire nouveau. Les militants portaient des bougies, une rose à la main, brandissant une banderole portant le nom des victimes ou le portrait de disparus. Des poèmes et témoignages furent lus pendant les manifestations auxquelles les enfants des victimes ou leurs familles participèrent. Enfin, ces rassemblements furent poursuivis par des veillées commémoratives. Il y avait là un mélange inédit de registres : revendicatif, réclamer la justice ; commémoratif, établir la vérité et se souvenir ; et de l'émotionnel.

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Par Frédéric Vairel