On a plus ou moins reproché aux sciences sociales et notamment à la science politique de n'avoir pas prévu le « printemps arabe ». Ce reproche n'est pas fondé. Les sciences sociales ne prévoient pas comme Madame Soleil ; elles expliquent et, surtout, elles décrivent. Le plus souvent, du reste, ceux qui leur ont fait ce reproche, n'avaient rien prévu non plus, car ce n'est pas prévoir que de dire que tel régime est mauvais ou qu'il va être emporté par un mouvement social. Affirmer qu'un régime est mauvais, c'est juger de ce qu'il est éthiquement et non prévoir ce qui pourra lui arriver. Quant à dire qu'il va être emporté par un mouvement social, c'est un peu comme répéter, en pleine sécheresse, qu'il va pleuvoir : avec le temps, la pluie vient toujours ; mais on n'a pas prévu la pluie, la pluie a simplement fini par venir. On répétait qu'elle allait venir pour se donner le courage de l'attendre.

S'agissant d'une crise politique, les causes génériques – l'injustice, les inégalités, la dictature, les frustrations de la jeunesse – , dont tout le monde se plait à imaginer qu'elles contiennent l'explication de ce qui s'est passé, n'expliquent rien. Elles rendent au mieux compte du contexte dans lequel les véritables causes sont intervenues. La pauvreté et les tensions sociales, en Egypte, ne sont pas apparues au début de l'hiver 2011 et Ben Ali n'a pas été plus dictateur à ce moment-là qu'il ne l'était depuis des années. Ni la pauvreté, ni les tensions sociales, ni la dictature n'expliquent donc directement ce qui s'est passé. On dira qu'il y a toujours une goutte d'eau qui fait déborder le vase. Sans doute est-ce vrai, mais le problème du chercheur n'est pas de dire que tout est possible ou que tout va finir par arriver. Le problème du chercheur est d'expliquer comment, en évitant les généralités et les emprunts répétés à la sagesse des nations. C'est, du reste, heureux – du moins s'il y parvient –, parce que les généralités et la sagesse des nations n'ont pas forcément raison. En Egypte, par exemple, ce ne sont pas les masses paupérisées qui ont ébranlé le pouvoir d'Hosni Moubarak mais, pour l'essentiel, des jeunes libéraux de milieux plus ou moins aisés ; et ce ne fut pas une révolution qui le chassa, mais un coup d'Etat, conduit par des militaires plus soucieux de maintenir l'ordre social que de soutenir le changement. L'explication de ce qui s'est passé réside donc pour une large part dans l'attitude des militaires comme dans les stratégies et les ententes des élites politiques en place. Certes, on ne peut que se féliciter de ce que les principes libéraux aient été renforcés par ces calculs et ces collusions, mais ce n'est pas une raison pour croire qu'ils ont mené la danse et qu'ils l'emporteront prochainement.

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Par jean-Noël Ferrié, directeur adjoint du Centre Jacques Berque, Rabat