Date de publication:
Mardi 16 Avril 2013 - 13:02
Publié ici :
16 Avril 2013Mis à jour le :
23 Juin 2017Mots-clefs:
- édito
- politique
- islamisme
- Maroc
Zone géographique:
- Moyen-Orient
Islamisme modéré ou politique de l’oxymore ?
Un examen rapide des articles de journaux d’obédience islamiste portant sur le thème de la « lutte contre la corruption » révèle un glissement de sens du mot « corruption » dû au changement intentionnel de sa référence. Il s’agit notamment d’un glissement du domaine politique vers le domaine privé. Au lieu d’insister sur la corruption institutionnelle, ces journaux mettent l’accent sur les vices personnels (al-fahchâ) tels que fumer le narguilé ou boire une boisson alcoolisée. La lutte contre la ‘corruption’ au sens de débauche doit donc être menée, selon eux, au niveau de la société civile. C’est ce qui explique la prolifération, depuis l’arrivée des islamistes au pouvoir, de ce qu’on appelle désormais les « milices des mœurs ».
Implantées récemment dans de nombreuses localités et villes marocaines (Aïn Leuh, Kénitra, Témara, Sidi Kasem, Martil, entre autres), elles ont déjà bouleversé la vie de citoyens ordinaires. La description d’un seul exemple de leur action nous permettra de saisir les schémas culturels de ce qu’on appelle les «islamistes modérés».
Un jour du mois d'octobre 2012, nous sommes allés visiter le village d’Aïn Leuh. Un petit village suspendu à flanc de montagne dans lequel des maisons anciennes de style simple et montagnard, construites en pierres et plafonnées de troncs d’arbres, y côtoient de récentes constructions en béton armé. Les quartiers sont composés d’un dédale de ruelles escarpées aux portes souvent ouvertes desquelles se dégage une forte odeur de moisi. Ces ruelles étaient vides, donnant l'impression que les habitants avaient abandonné le village pour une raison mystérieuse. On voit passer de temps en temps quelques ânes chargés de bois de chauffage, essentiellement de vieux troncs de chêne. La charge d’un âne coûte environ 45 dirhams, selon un bûcheron, qui ajoute : « Je passe toute la matinée et une partie de l'après-midi sans rien manger pour charger mes bêtes, et on me demande encore de baisser le prix! ».
Nous sommes étonnés de voir un nombre considérable de maisons mises en vente. Il s'agit sans doute de maisons appartenant aux ex-patronnes qui ont été forcées de quitter le village. Certaines portes comportent des inscriptions interdisant de frapper. La place centrale du village paraissait paisible, les gens déambulaient sans trop se soucier de nous. Mais, en fait, le village était sous surveillance. Les membres du Comité de Lutte contre la Débauche (CLCD) sont à l’affût de l’étranger qui n’a aucun droit à la présomption d’innocence. En quittant la place centrale du village pour nous rendre dans un quartier situé à proximité de la grande mosquée, un jeune homme d’une trentaine d’années nous emboîte le pas, le téléphone collé à l’oreille, il communique avec les autres membres de la milice des mœurs. Il leur a indiqué notre itinéraire en parlant à haute voix pour nous faire entendre ce qu’il dit : « Ils montent l’escalier, je suis derrière eux ». Pour nous faire entendre la voix de ses interlocuteurs, il a recours au mode talkie-walkie ; ainsi nous entendons des paroles que nous ne distinguons pas. Après plus d'une demi-heure de poursuite, le jeune homme commence à perdre le contrôle de lui-même, il devient de plus en plus agité et énervé. Puis, au tournant d’une ruelle, il nous interpelle pour nous demander des renseignements personnels et les raisons de notre visite à Aïn Leuh. Lorsque je lui pose la question de savoir à quel titre il se permet de nous interroger sur notre identité,il se met en colère et dit « Je suis membre du comité de surveillance, que la religion de ta mère soit maudite, allez, dégagez d’ici maintenant ». Soudain, le contrôle d’identité tourne au passage à tabac. Des femmes et leurs enfants assistent à la scène. Elles nous révèlent l’identité de l’agresseur et acceptent de témoigner en notre faveur. Paniqué, le dos contre le mur, je mets du temps à me rendre compte de ce qui vient de se passer. La décision est prise de déposer plainte auprès de la gendarmerie du village et de mener en même temps une investigation sur l’activité de ce comité islamiste de lutte contre la débauche à Aïn Leuh, qui prend l’allure d’un phénomène de société bien plus que d’un fait divers.
A la gendarmerie, un long rituel de supplication doublé d'intimidation est mis en place dans le but de nous persuader de ne pas déposer plainte contre l’activiste du CLCD. Pour les gendarmes, la plainte que nous voulons déposer risque de porter atteinte à la réputation du comité et de saper les efforts déployés pour nettoyer le village de la prostitution et du trafic de drogue. Dans leur discours de supplication, ils invoquent les versets coraniques et les hadiths qui tournent autour de la thématique du pardon : « Notre prophète a toujours été indulgent, même envers ses ennemis les plus acharnés que sont les juifs. Alors que toi, tu refuses de pardonner à un musulman comme toi ».
(...)
Par Aziz Hlaoua, doctorant au CJB
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