Présentation de son nouveau livre Zhonghua linguo 中華鄰國 (Voisin de la Chine : la « liminalité de Taiwan »).
Intervention en chinois 中文演說
與談人:蔡英文研究員 中研院人社中心政治思想研究中心
Salle de conférence 1, RCHSS, Academia Sinica
Enregistrement audio en ligne.
Stéphane Corcuff, chercheur à l'Institut d'Asie Orientale et maître de conférences à l'Institut d'Études Politiques de Lyon, placé en délégation CNRS à l'antenne de Taipei du CEFC depuis septembre 2010, a mis a profit son séjour pour continuer des recherches croisant histoire géopolitique du détroit de Taiwan, politique des identités et géopolitique des relations Chine - Taiwan. Il en a tiré ce second ouvrage en chinois, publié à Taipei le 3 novembre 2011 par la maison d'édition 允晨文化, sur « liminalité taiwanaise ».
En 240 pages et 120.000 caractères, il tente d'établir une triangulation entre ces trois dimensions qu'il travaille et enseigne : l'histoire du détroit sous l'angle géopolitique – ou plus exactement les politisations de l'historiographie par les Communistes chinois, les Nationalistes chinois à Taiwan et certains militants indépendantistes taiwanais -, la politique des identités à Taiwan, et la géopolitique compliquée des relations Chine - Taiwan. Il tente ainsi d'analyser la nouvelle politique chinoise lancée par Ma Ying-jeou en 2008, mais également de la mettre en perspective historique longue. À la fin du 17e siècle, en effet, déjà, le régime insulaire et loyal aux Ming déchus des Zheng, qui luttaient depuis trois générations contre les Mandchous, les nouveaux maîtres de la Chine, finirent par faire soumission dans une préfiguration de ce que l'auteur appelle « une géopolitique des valeurs » (價值觀的地緣政治).
Dans ce processus fascinant, que Stéphane Corcuff étudie en se plongeant dans les deux placets rédigés par les Zheng en 1683, le régime qui tente de sauver la vie de ses dirigeants va mobiliser un corpus de valeurs partagées par les nouveaux dirigeants de la Chine, afin de minorer les sources passées de conflit et de négocier la reddition sans plus d'effusion de sang, tout en préservant la mémoire des ancêtres de la dynastie insulaire, qui deviendra le héros d'une histoire nationale chinoise. Stéphane Corcuff interroge les apports possibles, tout autant que les limites méthodologiques, de la comparaison d'une même situation géopolitique qui se reproduit à quatre siècles d'intervalle, sur le même terrain.
Quoique ce travail soit pour bonne part un travail de « géopolitique historique comparée » (跨世紀比較地緣政治學), en tant que politiste, il n'oublie cependant pas ses origines disciplinaires : dans le chapitre consacré à l'analyse de la « déconstruction de la taiwanisation » en cours depuis 2008 par le Kuomintang revenu au pouvoir, et qui fait suite à deux décennies de localisation politique, l'auteur propose un schéma d'analyse théorique des choix possibles qui s'offrent à un parti politique au pouvoir ou dans l'opposition face à une tendance sociétale qui entre en contradiction avec sa plateforme et ses valeurs. En l'espèce, à Taiwan, il s'agit de l'identification à l'île et au rejet de l'unification, qui continuent de se renforcer, alors même que le KMT énonce une plateforme de nouveau – et de plus en plus – unificatrice. Les cinq choix qui s'offrent à un tel parti, affirme l'auteur, sont les suivants : s'opposer frontalement à ces tendances, au mépris s'il le faut de la démocratie (抵抗) ; s'adapter en renonçant à certaines de ses valeurs pour se moderniser et épouser un principe de réalité (調整) ; abandonner ceux de ses principes qui sont les plus antagonistes avec la tendance de fond (放棄) ; tenter d'influencer, voire de manipuler l'opinion publique et la représentation nationale en dissimulant ses objectifs et ses politiques réelles, au besoin par une politique médiatique qui ne s'embarrasse pas de vérité et d'indépendance (影響) ; ou attendre, sans modifier sa plateforme, en mettant en veilleuse ces options, jusqu'à ce qu'un jour, peut-être, les temps soient plus favorables à ces dernières (等待).
L'auteur estime que le KMT est passé, en soixante ans, par toutes ces phases, pour être, aujourd'hui, clairement campé sur la quatrième. Il pose ainsi la question de l'envers, en termes de libertés publiques et de modèle démocratique, de la politique de « normalisation » entre les deux rives, qui semble ravir tant d'analystes, ne jugeant que par le strict aspect diplomatique des choses.
L'ouvrage conclut sur un concept que l'auteur a développé ces dernières années (voir notamment « Étudier Taiwan. L'ontologie d'un conservatoire - laboratoire », in Études chinoises, n° spécial « Étudier et enseigner la Chine », 2010, p. 235-260), celui de la « liminalité taiwanaise ». Cette liminalité, explique-til, n'est pas la liminalité - temps des anthropologues (un moment intermédiaire d'une vie, entre deux phases dont l'une n'est pas totalement révolue, et l'autre pas encore totalement ouverte, traduite en chinois par l'expression 中介時期), mais une liminalité - espace qu'il propose à la géopolitique, discipline en plein renouveau théorique, avec un expression ad hoc, 閾境性. Cette « liminalité de Taiwan », c'est cette « distance » très particulière du détroit de Taiwan : à la fois suffisamment étroit pour avoir permis à Taiwan de devenir un conservatoire de la culture chinoise (dans les années 1660-1680 ; depuis les années 1950), qui est la composante essentielle de sa matrice culturelle ; et suffisamment large pour permettre à Taiwan, depuis quatre siècles et à intervalles réguliers, d'être également un laboratoire d'identités s'appuyant précisément sur ce conservatoire, mais aussi sur toutes les dimensions de la matrice culturelle taiwanaise autres que chinoises. » (Blog de l'IAO)