How to write the Great War? / Comment écrire la Grande Guerre ?
Poétiques francophones et anglophones.Francophone and Anglophone poetics during the war an its aftermath.
Colloque international, 1er-2 mai 2015, Magdalen College / Maison Française d'Oxford
« Je veux n'oublier rien, et tout mettre en place. »,
Alain, « Des souvenirs », Mars ou La Guerre jugée.
« But now I've said good-bye to Galahad, And am no more the knight of dreams and show: For lust and senseless hatred make me glad, And my killed friends are with me where I go. Wound for red wound I burn to smite their wrongs; And there is absolution in my songs. »,
Siegfried Sassoon, « The poet as hero ».
Si l'après-1918 s'est ouvert pour bien des survivants de la guerre des tranchées avec le constat d'une incommunicabilité certaine de l'expérience combattante, c'est dans la littérature que nombre d'entre eux ont malgré tout tenté d'apporter des réponses esthétiques, politiques et éthiques à ce traumatisme que la langue littéraire d'avant-guerre peinait à embrasser de façon convaincante. Romans, poèmes et récits autobiographiques se multiplient dès les années de conflit, dominant le champ éditorial jusqu'à la fin des années 1920, et répondant au désir du public de découvrir des bribes de l'expérience des témoins, à laquelle la presse de l'époque ne parvenait pas à donner accès. Ce sont les différentes formes (génériques, stylistiques, narratoriales) que prirent ces réponses au traumatisme que souhaite interroger le présent colloque, dans une perspective comparatiste invitant à mettre en regard des champs littéraires francophone et anglophone à la fois très différents et complémentaires, car reposant sur une expérience de l'horreur et du déracinement souvent largement partagée. Dans une confrontation des réponses à la question essentielle du comment écrire la guerre, dire la guerre, nous souhaiterions retrouver les enjeux politiques et éthiques centraux pour la compréhension de ce corpus, en partant essentiellement de points sans doute moins étudiés dans les ouvrages de référence portant sur la littérature de la Grande Guerre : les notions de style et, dans une moindre mesure, de genre, dans lesquelles la comparaison entre France et Royaume-Uni semble prendre tout son sens. L'enjeu serait ainsi d'instaurer dans la discussion, voire au sein d'une partie des communications elles-mêmes, un dialogue entre les domaines francophone et anglophone, reposant aussi bien sur l'analyse monographique de textes marquants que sur des études transversales éclairant le corpus sous un jour moins thématique ou évaluatif que poétique, au sens le plus large du terme. La réflexion s'articulera autour des trois axes suivants et pourra aborder certaines des questions soulevées ci-après :
Axe 1 : Poésies de la Grande Guerre, corpus oubliés, corpus célébrés
Alors qu'au Royaume-Uni, les textes poétiques majeurs de la Grande Guerre appartiennent pour beaucoup au cercle restreint des œuvres classiques, la France a largement oublié ses poètes de 14-18, en dehors d'Apollinaire et de ses Calligrammes. Pourtant, la production poétique française de l'époque fut foisonnante, et vit briller aux côtés de noms désormais inconnus, comme celui d'Henri-Jacques, ceux d'Aragon ou de Cocteau. La cause majeure de ce constat est-elle à trouver dans le relatif conformisme d'une grande partie de la création poétique française de l'époque ? Peut-on envisager une approche unifiée des poèmes en prose de la guerre (Drieu la Rochelle, Interrogation) et des récits poétiques de Cendrars (J'ai tué) ou de Giraudoux (Lectures pour une ombre) pour redonner à la poésie de 1914-1918 une place dans l'histoire littéraire ? Il s'agira aussi de se demander quelle place put avoir le témoignage dans des trames poétiques souvent perçues comme moins propices à l'expression d'un réalisme de l'expérience. Comment se traduit stylistiquement la mobilisation par certains des plus grands poètes anglais de l'époque, Owen et Sassoon, de thématiques morbides ambitionnant une mise à distance des approches idéalistes du fait guerrier (Rupert Brooke...) ? Comment aborder globalement l'œuvre des poètes romanciers que furent Drieu, Sassoon ou l'Australien Manning, moins connu pour ses textes poétiques ? En quoi, plus généralement, les genres poétiques purent-ils renouveler les pouvoirs d'une langue littéraire commune dont l'expérience de guerre avait largement entamé le potentiel ?
Cet axe invite à une interrogation des différentes esthétiques mobilisées par les romans et témoignages dans leur mise en scène de la réalité guerrière. L'objectif serait ainsi de s'attarder sur certaines questions ayant trait au style et à la structure textuelle pour mettre en lumière des spécificités génériques mais aussi nationales, en essayant de souligner les héritages et innovations apparaissant au sein d'une littérature dispersée dans le temps. Dans quelle mesure peut-on parler de permanences réalistes, voire, en France, naturalistes ? Les écritures « blanches » sont-elles le propre du témoignage ? Le recours à des courants antérieurs permet-il d'éclairer le foisonnement de la production testimoniale et romanesque d'après-guerre ? Cet axe sera également l'occasion de revenir sur les expérimentations opérées au sein du corpus sur la langue littéraire, en particulier à travers l'intégration de parlers populaires et régionaux. Quels enjeux communs peut-on dégager dans Le Feu de Barbusse et The Middle Parts of Fortune de Manning, dont la version ultérieure, Her Privates We, fut expurgée de sa langue argotique ? Quelle esthétique se dessine dans le fameux ouvrage du critique franco-américain Jean Norton Cru, Témoins, qui aborde la littérature des tranchées sous un jour essentiellement éthique ? Dans quelle mesure les implications esthétiques d'une fictionnalisation de l'expérience semblent-elles occasionner une mise à distance de la vérité ? Comment l'architecture des romans et témoignages put-elle rendre compte de la perte du sens impliquée par le conflit ?
Axe 3 : Ethique du personnage de fiction
Avec la généralisation des tranchées et de l'usage des armements modernes (gaz, aviation, grenades, obus...), la Grande Guerre occasionna dans les grandes lignes une rupture avec la plupart des guerres telles que le XIXe siècle les avait représentées, et avec tout ce que les conflits antérieurs pouvaient laisser comme place à l'individu, au courage et à l'héroïsme. Naturellement, ce constat eut un impact majeur dans les représentations littéraires du conflit et leur mise en scène des protagonistes, qu'il devenait délicat de placer au cœur d'un schéma narratif leur offrant une place disproportionnée. Cet axe entend revenir sur les bouleversements que l'expérience combattante put occasionner dans la mobilisation du personnel romanesque. Il s'agira d'analyser à la fois les implications de cette déchéance du héros guerrier et le sens des permanences de personnages héroïques, que l'on observe en particulier au sein des écrits nationalistes. A travers des approches transversales, il sera nécessaire de voir comment certains textes pallièrent l'absence de héros par la focalisation sur des groupes d'individus, en éclairant les enjeux politiques et esthétiques de cette consécration du personnage populaire. Dans le cadre d'études monographiques, on pourra par ailleurs se demander en quoi les figures de personnages comiques purent constituer une solution alternative à cette primauté du groupe dans la démarche de remplacement du héros guerrier, désormais obsolète. Il sera sans doute également nécessaire d'interroger les enjeux éthiques du « je » que mobilisèrent nombre de romanciers combattants, qui, du fait de leur extraction sociale, ne pouvaient se présenter sur le même plan que ces camarades paysans et ouvriers que les circonstances de la guerre les amenaient à fréquenter.