Christian Topalov : Histoires d’enquêtes. Londres, Paris, Chicago (1880-1930). Paris : Classiques Garnier (Bibliothèque des sciences sociales 5), 2015.

Par Mátyás Erdélyi

Dans cet ouvrage, Christian Topalov entreprend d’écrire l’histoire sociale des sciences sociales en analysant trois enquêtes sociologiques réalisées au tournant des XIXe et XXe siècles. C’est ainsi qu’on découvre l’enquête de Charles Booth commencée en 1886 sur la pauvreté et le chômage à Londres, le travail de Maurice Halbwachs sur Paris au début du XXe siècle et l’enquête de Park et Burgess sur Chicago dans les années 1920. L’ouvrage de Topalov se compose de trois parties distinctes décrivant chacune un aspect de ces enquêtes (ainsi chacune des trois parties contient trois chapitres, chacun sur une des trois enquêtes en question). La première partie, intitulée « conversations », met en avant les relations multiples que ces enquêtes entretenaient avec leur contexte, avec les savants de leurs milieux, et la société dont ils faisaient partie. La deuxième, sous le titre d’ « observations », examine les méthodes de ces savants et la façon dont ils ont approché leurs sources et ont collecté les faits devenus des « preuves ». Le troisième ensemble de trois chapitres, « démonstrations », met en lumière « les procédés argumentatifs déployés par nos auteurs pour convaincre » (46).

 « Étudier l’histoire de sa propre discipline est une entreprise pleine d’embûches. » Ainsi débute Topalov son exposé méthodologique qui nous propose maintes idées sur la façon dont il essaie de surpasser ces embûches. La solution consiste d’une part à « transformer les textes en documents », c’est-à-dire à ne pas les considérer uniquement comme un texte, mais en tant qu’objet matériel qui ne sépare pas le texte de ses supports, c’est-à-dire, des rapports, des notes, des salles de réunion ou de cours, ou encore de l’audience du livre et des prédispositions de ses contemporains. Cette méthode permet de distinguer ce qui est propre au savant considéré, ce qui fait son originalité ainsi que les caractéristiques de l’époque dans laquelle il travaille. Pour donner un exemple, on comprend mieux le concept et le statut du chiffre chez Booth, si l’on prend en compte l’utilisation des chiffres dans les publications officielles de statistique. Booth prenait ces dernières comme point de départ, afin de conférer une autorité et une légitimation intellectuelle à sa propre enquête.

L’utilisation des archives permet en outre à Topalov de ne pas écrire une histoire uniquement à partir de livres, comme c’est le cas de la plupart des histoires disciplinaires ou dans le domaine de l’histoire intellectuelle. C’est la personne « privée » du savant, « the scientific persona » de Daston et Sibum, qui est mise en avant par l’inclusion du matériel d’archive. La science n’est jamais une activité solitaire et il faut donc prendre en compte les rapports personnels et sociaux du savant avec ses contemporains pour comprendre son œuvre scientifique. Pour Halbwachs, ainsi, le poids de son entourage à l’ENS est déterminant et de même le fait que sa recherche s’inscrivait dans une confrontation entre histoire et sociologie en France. Il est aussi important de « situer la science » et Topalov parvient à sortir de l’impasse de l’alternative entre analyse interne et analyse externe en considérant les rapports sociaux et les contenus scientifiques dans la même analyse. Dans ce cas, les passages les plus importants sont l’analyse des conditions sociales des structures mentales qui permettent aux savants de dire le vrai, processus au cours duquel l’institutionnalisation de la discipline joue un rôle majeur. Enfin, sur le plan méthodologique, Topalov souligne l’impact pour l’histoire de la sociologie du fait que les questions scientifiques naissent des interactions avec les contemporains. Les questions que posent Booth sur les pauvres et les chômeurs sont par exemple intrinsèquement liées à l’émeute de 1886 et aux valeurs de la bourgeoisie anglaise de son époque. Booth pose les questions qui intéressent les bourgeois de Londres : y aura-t-il d’autres émeutes ? Qui sont ces chômeurs ? Quelles sont les caractéristiques et l’ampleur de ce phénomène ?

Topalov choisit le concept de « conversations » pour éviter les pièges que le concept de « champ scientifique » pourrait poser. Il met l’accent sur le fait que les interactions des savants constituent un choix délibéré : même si le champ scientifique est peuplé d’acteurs divers, les savants ont la liberté de choisir leurs partenaires, leurs « ressources » scientifiques et leurs adversaires. Or, en choisissant Simiand et le « socialisme normalien » en tant que partenaires, Halbwachs s’engage déjà pour un certain type de raisonnement (celui qui vise à réfuter les « idoles » des historiens), cherche à s’appuyer sur les statistiques (qui font de lui un chercheur de bibliothèque) et lui font prendre une position politique proche des socialistes. Ces éléments déterminent Halbwachs le sociologue dans Les expropriations et le prix des terrains à Paris (sa thèse de doctorat) et Halbwachs le socialiste et hygiéniste dans La politique foncière des municipalités (une brochure à la Librairie du Parti Socialiste). Le dernier élément de la méthodologie de Topalov est son intérêt pour la ville en tant que berceau des sciences sociales et des sciences en général, au tournant du siècle. Les villes « sont les point nodaux d’une géographie des savoirs par les problèmes qu’elles posent, par les effets de combinaison qu’elles suscitent, et par le fait que c’est généralement dans des réseaux de villes que s’opèrent circulations et traductions. » (38)

 Il y a pourtant un aspect d’Histoire d’enquêtes dont on doit faire la critique. En effet,  le choix des savants, Booth, Halbwachs, Park et Burgess, n’est pas justifié d’une façon convaincante. On connaît très bien l’importance de l’échantillonnage en science sociale : peu importe l’ampleur de l’échantillon si ses critères ne sont pas « représentatifs » pour la recherche que l’on souhaite mener et l’hypothèse que l’on cherche à prouver. Bien qu’il discute amplement des problèmes méthodologiques que l’écriture de l’histoire de sa propre discipline pose au chercheur, Topalov n’argumente pas vraiment son choix des savants qu’il analyse. « Ce livre porte sur des villes qui furent le site et l’objet de trois aventures scientifiques importantes pour les sciences sociales du XXe siècle. » (11) Ce qui fait l’importance de ces recherches demeure caché pour les lecteurs. L’auteur nous avoue même que ce choix n’est rien d’autre que « le résultat de circonstances où le choix rationnel de l’auteur n’a qu’une place limitée. » (12) Il s’agit donc d’auteurs « élus », c’est-à-dire reconnus en France entre 1985 et 1995. Il s’agit aussi du cheminement d’un chercheur particulier entre Paris, Londres et New York, et enfin de son intérêt particulier pour la sociologie urbaine. On ne peut certes pas reprocher à un chercheur d’avoir des qualités, mais pour donner un aperçu exhaustif sur les sciences sociales au tournant du siècle, les sciences sociales allemandes manquent cruellement, plus particulièrement le Verein für Sozialpolitik, Max Weber, Werner Sombart, Ferdinand Tönnies, ou bien Emil Lederer, qui seraient indispensables à la compréhension de l’évolution des sciences sociales au cours du XXe siècle.

Quelle conclusion peut-on tirer de l’analyse comparative de ces trois enquêtes sur des enquêtes ? L’activité des savants se composerait donc de conversations avec des contemporains, de la promotion d’une façon particulière de faire de la science sociale, et le plus important serait de convaincre les partenaires scientifiques de la validité scientifique des résultats et de leur application dans la réforme des villes. La science est donc fondée sur les faits. Les faits qui deviennent preuve grâce à l’activité des savants qui consiste à fabriquer des preuves. C’est la leçon à tirer du livre pour nos recherches : « Il est donc impossible de rendre compte séparément des différents moments ou aspects des pratiques savantes : collecter les faits et les inscrire, les élaborer, enfin, les restituer. » (391) Faire preuve signifie aussi qu’il faut légitimer sa propre méthode, réfuter les adversaires et convaincre le public de la validité de ses résultats. Quant aux pratiques par lesquelles les savants collectaient les faits et les convoquaient au tribunal de la science pour les authentifier, il en ressort deux leçons à retenir pour l’historien des sciences sociales : il faut toujours garder en tête que les pratiques de la science sociale « s’inscrivaient dans des matrices qui leur préexistaient » et que l’observation directe est un mythe, en réalité elle était absente ou très limitée ; c’est l’enquête à partir de l’autorité et du document qui prévalait dans les travaux de Booth, Halbwachs, Park et Burgess.