Les deux visages du nationalisme contemporain

Conférence d’Alain Dieckhoff (Directeur du CERI)

Compte rendu par Hector Marchand (stagiaire au CEFRES)

Alain Dieckhoff est directeur du Centre de recherches internationales de Science Po Paris (CERI). Il est spécialiste d’Israël et des nationalismes. Il a donné une conférence à Prague le 12 avril 2019 (modération : Jérôme Heurtaux et Eliška Tomalová).

Alain Dieckhoff commence sa conférence en exprimant sa satisfaction d’être à Prague, pour avoir été l’une des villes du nationalisme en Europe au 19ème siècle sous l’empire des Habsbourg et donné naissance ou hébergé plusieurs spécialistes de la question, comme Ernest Gellner, par exemple. Dieckhoff réfute l’idée galvaudée d’un « retour du nationalisme », qui n’est qu’une perception trompeuse. Le nationalisme n’a jamais vraiment disparu. Sur les vingt-cinq dernières années, plus de 20 nouveaux États se sont formés (Érythrée, Moldavie, Kosovo, Soudan du Sud…) attestant du fait que le phénomène nationaliste en tant qu’idéologie ou en tant que mouvement, est une réalité continue.

Dieckhoff refuse pour autant l’usage du singulier, étant entendu qu’à côté du nationalisme relatif à l’apparition de nouveaux États-nations, il existe un nationalisme pour ainsi dire interne à un État-nation constitué. Parler de nationalismes est donc plus pertinent.

Le phénomène nationaliste est pourtant généralement perçu comme anachronique, du moins dans les milieux académiques. Dans les années 1990, des auteurs comme Eric Hobsbawm, Francis Fukuyama ou Jurgen Habermas, porteurs de traditions analytiques très différentes, partageaient l’opinion d’une dissolution du cadre national sous le poids de la modernisation et de la mondialisation. C’était oublier, selon Dieckhoff, que la notion de « modernisation », pertinemment analysée par Karl Deutsch, avait dans le passé contribué à la formation des États-nations. C’est elle qui, en France notamment, a concouru à l’exode rural et l’urbanisation, phénomènes essentiels à la formation de la communauté nationale. C’est par elle que les paysans sont devenus des « hommes français ».

A. Dieckhoff met en garde contre l’usage généralisé de la notion de modernisation pour tout groupe ou toute nation. Car la modernisation, si elle a contribué à la création de nations homogènes, peut aussi avoir participé de scissions et de l’émergence de sentiments nationalistes au sein d’un même État, portés par des minorités. Un cas exemplaire est celui de la Catalogne dans la seconde moitié du 19ème siècle. A la suite de l’industrialisation, de nombreuses communautés rurales furent poussées vers Barcelone. Plus que de les assimiler à la culture nationale espagnole, l’expérience leur fit prendre conscience de leur propre singularité en tant que catalans, notamment par la possession d’une langue propre. La modernisation a ainsi joué un vecteur de nationalisme infra-étatique.

Un second exemple de modernisation poussant au nationalisme infra-étatique serait celui de l’Europe Centrale dans le cadre de l’Empire austro-hongrois. Ici, en Bohème, la modernisation fut impulsée par l’élite germanophone. L’assimilation de la paysannerie tchèque fut toutefois freinée par la barrière linguistique, qui renforça les revendications tchèques pour un espace politique propre.

La thèse de la modernisation conduit à celle de la mondialisation et de la proximité qu’elle engendre entre les groupes et les individus. Loin de dissoudre les spécificités de certains groupes, la mondialisation les exacerbe. Le Québec avant les années 1960 était dominé par une forte culture catholique indépendante de celle du Canada. A partir des années 1960 on a pu observer un fort processus de sécularisation et de rapprochement des cultures québécoise et canadienne. Les classes populaires et moyennes adoptèrent progressivement le même mode de vie. C’est pourtant paradoxalement lorsque ce rapprochement des communautés francophones et anglophones a eu lieu qu’a surgi le nationalisme québécois. Il ne faut donc pas confondre selon Dieckhoff insertion dans un groupe majoritaire et partage d’une même identité. La proximité peut exacerber les différences.

Ces différences sont justement constitutives de tout nationalisme infra-national. Le point d’orgue de tout élément de différenciation entre le groupe infra-étatique et l’État central réside dans la culture. Afin de se développer en tant que nation, tout groupe a besoin d’une culture propre donnant un sens commun aux membres qui composent le groupe. Cette culture peut revêtir un élément linguistique comme au Québec ou en Catalogne mais ce n’est pas quelque chose de nécessaire, comme l’atteste l’exemple de l’Ecosse. Mais le nationalisme ne saurait fleurir sur un sol non propice. L’échec de la mobilisation de la Ligue du Nord italienne lorsque ce parti prônait l’indépendance de la Padanie le montre bien.

La seconde dimension du nationalisme analysée par A. Dieckhoff est le nationalisme central dans le cadre d’un État-nation déjà établi. C’est un nationalisme familier car c’est celui du moment, de ceux qui prétendent parler au nom de la nation et de son peuple, comme en Pologne ou en Hongrie. Une telle prétention ne peut mener qu’à interroger la notion de peuple. A. Dieckhoff en propose trois définitions. La première consiste à confondre le peuple avec la citoyenneté. Serait membres du peuple tous les citoyens d’un même pays. La seconde est une définition plus sociale voire socialiste. Sont membres du peuple les gens d’en bas, vs les élites. Une telle acceptation de la notion de peuple est fréquente en Amérique Latine par exemple. La troisième est historique et culturelle. Le peuple est défini par la possession de certains attributs tels que l’exercice de la religion commune ou encore du folklore. C’est une définition qui tend à être exclusive en ce qu’elle est utilisée pour séparer le vrai peuple du peuple légal ou officiel.

La mondialisation donne de nouveaux outils aux nationalismes, leur permettant d’exacerber leurs différences, mais aussi de voir grandir le soutien dont ces mouvements bénéficient. C’est notamment le cas des nationalismes se déployant à longue distance et dont les soutiens éparpillés peuvent manifester leur désir nationaliste depuis divers endroits. Le cas de la diaspora kurde dans plusieurs pays du Moyen-Orient ou de la communauté tunisienne en France, en sont des illustrations contemporaines. A. Dieckhoff conclut sa présentation en exprimant que le nationalisme se comporte tel le phénix, renaissant perpétuellement de ses cendres.

La discussion, animée par Jérôme Heurtaux (CEFRES) et Eliska Tomalova (FSV) a permis d’aborder certains aspects théoriques et empiriques.

A la question de savoir si la notion même de nationalisme conserve ou non un sens heuristique, Alain Dieckhoff répond que l’usage de la notion reste pertinent. Les contextes ont changé, mais la revendication nationaliste reste la même, à savoir l’indépendance étatique. Le fait que l’État-nation puisse paraitre affaibli par la mondialisation ne diminue pas les prétentions des peuples à obtenir un État propre ou à garantir l’indépendance de ce dernier. Il constitue toujours un facteur majeur de reconnaissance internationale, le poids de symboles tels que le drapeau ou la présence étatique à l’ONU n’étant pas à minorer. Tant que le système international aura pour acteurs centraux les États, le désir d’acquisition de ces derniers continuera d’être fort pour beaucoup. L’Europe, comme projet institutionnel, n’affaiblit pas non plus cette prétention. Les mouvements nationalistes perçoivent toutefois l’Europe de façon ambivalente. Pour les nationalismes infra-étatiques, l’Europe est généralement perçue comme positive par sa capacité à affaiblir les États centraux dans lesquels ces groupes se sentent parfois bridés. Pour les nationalismes centraux en revanche, la perception est toute autre : l’Europe est souvent vue comme affaiblissant l’État dont l’indépendance serait à défendre. Reste la question du supra-nationalisme que certains aimeraient voir dans l’idée européenne. Selon Dieckhoff cependant, l’UE n’a pas l’ambition de constituer une structure supranationale, car elle se veut tout au plus être un cadre d’action pour les États qui la composent. Pour citer Gellner, l’Europe n’a pas d’unité culturelle. Elle ne déploie pas d’identité partagée, et c’est c’est le réel point manquant pour parler d’Europe supranationale.

Interrogé sur les liens entre nationalisme et démocratie, Alain Dieckhoff affirme que les liens entre nation, nationalisme et démocratie sont complexes. Il faut se rappeler que la démocratie s’est développée au sein du cadre de l’État-nation. Même pour Rousseau, l’État-nation était central. Dans ses Considérations sur le gouvernement de Pologne, le penseur de la démocratie moderne exprime que les Polonais avant d’être des humains sont avant tout des Polonais. C’est comme tels qu’ils doivent être éduqués s’ils veulent bâtir leur État. En outre, une tension se fait jour entre nation et nationalisme, en ce que le nationalisme peut se déployer sous différentes formes, selon que son objet est une nation existante ou non. Le nationalisme peut être infra-étatique et prendre la forme de l’autodétermination, ou être un nationalisme central se déployant sous la forme d’un soutien absolu à l’État-nation déjà constitué. L’enjeu définitionnel est fort tant nombre d’analystes et de chercheurs utilisent indifféremment les définitions. De nos jours, le nationalisme infra-étatique poussant à l’autodétermination des peuples a du mal à se concrétiser. Le monde est déjà rempli d’États s’étant constitués à des moments propices, après-guerre pour beaucoup. Ce phénomène pourrait apparaitre de nouveau, mais ce n’est pas sûr. Une nouvelle voie de l’auto détermination semble se dessiner en conséquence. Il s’agit de la voie empruntée par la Catalogne. Ne pouvant arguer du droit à l’autodétermination qui renvoie juridiquement à des cas de décolonisation, les catalans ont décidé de développer le principe de « l’auto-décision ». Le débat académique est aujourd’hui intense autour de la légitimité de cette auto-décision. Pour A. Dieckhoff, elle devrait être rejetée, la majorité qualifiée n’étant pas apte à pouvoir prendre une décision ayant autant de conséquences que la sécession d’une région ou d’un groupe infra-étatique.

Quant à la question du rôle des entrepreneurs politiques dans l’émergence du nationalisme, A. Dieckhoff répond que quand bien même ils ne seraient pas toujours nécessaires, ils sont néanmoins importants. Ils servent à articuler les perceptions et espoirs nationalistes exprimés par les membres des groupes infra-nationaux. Ils peuvent tisser un narratif pouvant servir à concrétiser un mouvement, à rendre massive une mobilisation qui ne l’aurait pas été autrement.

Enfin, interrogé sur les effets des nouvelles technologies sur les mouvements nationalistes, Dieckhoff considère Internet comme un vecteur de potentialités nouvelles. Il peut tout aussi bien servir le globalisme et le cosmopolitisme, que nourrir le nationalisme en mettant en contact les différents membres d’une diaspora par exemple.

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