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Publié ici :
20 Février 2012Mis à jour le :
20 Juin 2017Zone géographique:
- Moyen-Orient

Par Hassan RACHIK (Anthropologue, Professeur à la Faculté des Sciences Juridiques Economiques et Sociales de Casablanca)
Légitimité politique et sacralité royale (Maroc)
Par Hassan Rachik (anthropologue), pour visionnner la conférence cliquez sur ce lien
19 janvier 2012, à la Fondation Abderrahim Bouabid
Nota Bene : En guise de préparation à la venue au Centre Jacques Berque du Pr Hassan Rachik, le Mardi 3 avril 2012, dans le cadre du séminaire de recherche, nous mettons à disposition des personnes intéressées la vidéo de sa conférence sur la même thématique (hyperlien ci-dessus), à la Fondation Adberrahim Bouabid (Salé), ainsi que les notes prises à l'audition de cette conférence (ci-dessous).
Le professeur Rachik commence par indiquer qu'il a entamé ce texte lorsque les premières critiques de la sacralité ont affleuré dans l'espace public, à la suite des répercussions marocaines des révoltes qu'a connues la région. Mais sa réflexion sur les thèmes de la « légitimité politique » et de la « sacralité royale » remonte bien avant.
Son idée centrale : la sacralité traditionnelle a connu 3 grandes ruptures :
- Sous le Protectorat (français et espagnols)
- Par l'action des jeunes nationalistes dans les années 30-40 (émergence d'une pensée séculière qui rompt avec passé)
- Et enfin la Constitution de 2011
Il voit dans le XIXe siècle une « profusion du sacré ». La politique y était dominée par des notions liées à la sacralité : « baraka, chérifibilité, bey'a et d'autres notions ». Le XIXe siècle, sur la plan de la légitimation, est assez « monolithique : légitimation du pouvoir du Roi par le sacré, la force et la violence qu'il exerçait » vers l'extérieur.
L'anthropologie de la sacralité propose les dichotomies structurantes de sacré/profane, baraka/absence de baraka, mosquée/rue.
Ici, si le Roi est sacré, il y a nécessairement des rites, des tabous qui instituent la « séparation » du Roi et du reste de l'espace profane. Rachik relève l'interdiction faite au Roi de traverser la mer : sa présence étant source de baraka, la baraka quitte le royaume avec lui (approche des exégètes, des historiographes)... Mais, selon Rachik, cet aspect, ces aspects, ont été « très exagérés par Westermarck et les autres »...
A contrario, on trouve très peu de légitimation rationnelle dans la littérature sultanienne (le Roi est légitimé parce qu'il est juste, par exemple...)
Ensuite, Hassan Rachik en vient à examiner les différentes temporalités de l'amenuisement du périmètre de la sacralité :
Le Protectorat constitua une première rupture structurelle. Le Roi va perdre le monopole de la violence légitime : il ne sera plus un chef d'armée, un chef de haraka, un chef de m'hella... ce sont les protectorats français et espagnol qui prendront désormais en charge ces dimensions. Ces deux protagonistes vont produire du discours et « réfléchir à la place du sultan ». Lyautey voulait conserver le sultanat tout en le modernisant. Il existe beaucoup d'éléments biographiques, rappelle le Pr Rachik, sur la manière dont le protectorat a pensé à la légitimité royale...
« Le sultan Moulay Abdelaziz lui-même a enfreint un certain nombre de codes de la sacralité royale » : grande ouverture sur ce qui est occidental, retards répétés au moment de la célébration de la fête de l'Aïd. Il fut critiqué par ses proches et les membres de la cour.
Lyautey tenait pour nécessaire de « séparer le sultanat des mondanités européennes ». Par ailleurs, autre changement important : il fallait que le sultan sorte du palais, qu'il soit vu par son peuple. Quand il se déplaçait, avant cela, c'était souvent pour exercer un pouvoir répressif (expédition punitive de la M'hella ou de la Harka, par exemple). Pas de recherche de légitimité autre que l'exercice de la violence. Lyautey essaie de changer la source de légitimité.
Mais cette approche réformatrice va se rompre avec Mohammed V, qui va revivre la réclusion, jusqu'à ce que les intellectuels nationalistes l'en sortent : le Roi va « être arraché » au palais et à la cour pour devenir « symbole de la nation ».
Cette période est caractérisée par Hassan Rachik comme une « sécularisation importante du pays ». Tout un lexique est employé qui rompt avec le vocabulaire du XIXe siècle. La sacralité est toujours présente, mais « en veilleuse ». On met l'accent sur un autre dispositif de légitimation plutôt que sur celui de la baraka du sultan etc. Cette mutation dans l'ordre de la légitimation politique a été opérée par les jeunes nationalistes des années 30-40.
Selon Rachik, cette dynamique est redoublée par une autre, relevant cette fois-ci plutôt d'une « sécularisation de la vie privé ». Il est possible de la documenter un peu. Certes le sultan conserve certains aspects traditionnels apparents, comme le costume marocain (qamis, tarbouche...), polygamie, etc. Mais cela n'empêche pas le développement important d'un aspect séculier. Son père a voyagé une fois à Paris : cela était déjà considéré comme une « transgression ». Mohammed V le fera « une fois par an ». Cet aspect nous paraît aujourd'hui anodin, mais par rapport aux us et coutumes de l'époque, il s'agit d'un changement important.
D'autres aspects prosaïques participent de la sécularisation : le sultan subit une opération chirurgicale en 1936. Comment le corps d'un Roi, qui est considéré comme sacré, peut être confié à des mains profanes ? Rachik relève d'autres éléments, comme l'éducation moderne de sa fille, la princesse Aïcha (qui vient de disparaître). Ce sont là plusieurs signaux d'une sécularisation de la vie royale...
Ainsi donc Rachik distingue ce que l'on pourrait appeler un continuum de la sécularisation, depuis la rupture générée par l'administration coloniale (fin du XIXe, début du XXe), poursuivie par les penseurs et intellectuels nationalistes et une troisième étape que Rachik va indiquer. Il ajoute également la « sécularisation de la vie privé » du Roi lui-même, comme on l'a vu, pour autant qu'il soit possible de réunir suffisamment d'éléments sur ce point.
Mais cela « n'implique pas une discontinuité absolue... » Autrement dit, une sacralité symbolique ET pratique persiste tout de même...
Pour Rachik, il est important de refaire l'histoire de cette sécularisation, de ce désenchantement du pouvoir royal. Il relève l'irruption d'un vocabulaire séculier. Les nationalistes des années 30 et 40 vont instituer une fête séculière : la fête du trône. Si l'on regarde le calendrier marocain avant cela, remarque Rachik, il n'y a que des fêtes religieuses. Beaucoup d'efforts ont été entrepris selon lui par l'intelligentsia marocaine pour couper avec les traditions du XIXe siècle.
La seule limite, « c'est que la sécularisation n'a pas été prise en charge en tant que telle, idéologiquement. Elle a été beaucoup plus opérée que pensée intellectuellement et prise en charge de façon consciente ». On retrouve également de nos jours cette manière de séculariser le pouvoir politique sans le faire (ni le dire), sans l'exprimer, sans le prendre en charge idéologiquement. Ainsi, Rachik a-t-il intitulé l'une des sections de son article (de manière un peu provocatrice, concède t-il) « une sécularisation sans voix ». Il s'agit de susciter le débat... Rachik tient à insister sur ce point : on ne pense ni ne scande la sécularisation à haute et intelligible voix, « et même si on dit à ceux qui en sont les artisans : ce que vous faites, c'est de la sécularisation, ils vous diront a'ûdhu bi'llah ». Mais, malgré cela, s'est enclenchée une dynamique de sécularisation et de désenchantement du pouvoir royal.
L'autre manifestation ou rupture, esquissée par Lyautey, mais surtout opérée par le mouvement national des années 30-40, c'est le recentrage sur une légitimité populaire du Roi. « Lorsqu'on parle de légitimité sacrée, parler de légitimité populaire peut paraître paradoxal, car la sacralité est basée sur la séparation, sur la distance, plutôt que sur la popularité ». Rachik relève certes des marques de sacralité chez Mohammed V, mais également qu'il était « très simple dans sa vie au quotidien », avec des inclinations « très populaires ». « Il n'avait pas de communiquant à l'époque. Beaucoup d'exemples en témoignent dans sa vie ». L'un des derniers que Rachik rappelle : il assiste à un match de football en 1957 au stade de Casablanca (qui, depuis, porte son nom) dans les gradins avec le public.
Donc « le dispositif de la légitimité se complexifie en impliquant d'autres sources de légitimité » : populaires notamment. Rachik s'intéresse alors à la manière dont « on va mixer distance et proximité : quelles sont les tensions qui peuvent exister lorsque vous avez une configuration culturelle hétérogène ? ». Il doit nécessairement exister des tensions.
Ceci porte Rachik à déplorer que le milieu de la recherche néglige « cette période nationaliste au cours de laquelle beaucoup de ruptures ont été effectuées ». Il exemplifie notamment avec la notion de « cha'b », qui certes existait préalablement dans le lexique arabe, mais sans être si puissamment investie (par ces jeunes nationalistes arabes de gauche, donc). La fête du trône où le souverain s'adresse au « cha'b el-'azîz » en est un exemple. Cela paraît banal et simple de nos jours, mais mérite d'être signalé.
Rachik dit ensuite un mot sur l'indépendance et la période 1955-1961 : le Roi va retrouver son pouvoir de coercition des sujets. Une nouvelle élite émerge, qui n'a pas nécessairement combattu, mais va prendre en charge la légitimité du Roi (p.ex. le ministère de la Justice ; encore Bahnini, qui a joué un rôle dans légitimation doctrinale du pouvoir du Roi ; formation d'un cabinet royal ; affaire des dahirs ; interdiction du parti communiste).
Hassan II revient sur la question de la sacralité et son rapport avec la monarchie. Ceci le conduit à traiter l'inévitable question de la « Commanderie des croyants » (imârat al mu'minîn). Elle est centrale dans le dispositif de légitimité royale, mais ne l'était pas au début du règne d'Hassan II. Si l'on fait un inventaire des mots que la constitution de 1962 a retenus, il n'y a que « la commanderie des croyants » qui ait été conservée, par rapport à l'ordre ancien. « Tous les concepts en lien avec cette sacralité ont disparu sur le plan normatif : cherifibilité, baraka (1908 en parle), khilâfa, imâm... ». Tout cela disparait dans la Constitution de 1962. Mais la « Commanderie des croyants » est conservée. Ce qui porte Rachik à la concevoir comme un « cheval de Troie », permettant de « ramener l'ensemble des notions » préexistantes à l'intérieur de celle-ci, conçue de manière extensive, englobante.
Hassan Rachik propose ensuite de distinguer 3 usages de la notion de « Commanderie des croyants » :
- Politique dans le champ politique : quand le souverain prend des arrêtés, intervient dans plusieurs domaines séculiers, au nom de la Commanderie des croyants...
- Religieux dans le champ politique : il s'agit d'investir, de contrôler le champ politique. Par exemple, « la référence à un verset du Coran avec l'argumentation suivante : Vous êtes le parlement, vous être contrôlés par Dieu et son Prophète et, comme je suis le représentant du Prophète, c'est moi qui vous contrôle », dit Rachik en schématisant rapidement ce qu'il explique un peu plus en détail dans son working paper. Ou encore, en 1981, quand l'USFP a refusé de prolonger le mandat du Parlement : « l'argumentation fût alors beaucoup plus fine. La Constitution ne prévoit rien à l'égard des récalcitrants. Mais en tant que Commandeur des croyants, il peut sanctionner [...] Donc ici, malgré les apparences, la distinction est faite entre souverain constitutionnel qui ne pouvait pas invoquer le droit positif (puisque le droit positif ne prévoit rien en l'occurrence), et le Commandeur des croyants, qui lui permet d'aller au-delà ». Rachik renvoie sur ce point aux travaux de Mohammed Tozy.
- Enfin, un usage « religieux dans un champ religieux » : « quand le Roi n'a plus en face de lui des acteurs politiques (marxistes, gauchistes etc.), mais des acteurs qui déclarent leur compétition sur le plan religieux ». En 1981 : création du Conseil Supérieur de Ulémas. L'enjeu est l'interprétation de la tradition religieuse, du Coran, de l'Islam. Cela se précise, selon Rachik, avec le Roi Mohammed VI : « On passe d'un champ politique où la diversité est permise, où le multipartisme est permis, où les opinions sont permises, à un champ religieux où la diversité est synonyme de sédition, synonyme de fitna ». Un domaine conflictuel, et un domaine qui ne fait pas débat.
L'une des conclusions de l'intervention du Professeur Rachik est qu'il est très peu probable que le Roi recoure aux deux premiers types d'usage de la Commanderie des croyants. Tel que les jeux politiques s'annoncent, il ne reste que l'usage de la Commanderie des croyants dans un champ religieux. Les deux autres usages font « partie de l'histoire politique de notre pays ». Donc du passé.
« La Constitution de 2011 a opéré quelque chose qui était déjà de l'ordre de la tendance, qui n'est pas pris en charge, qui n'est pas bien expliqué sur le plan politique ». La suppression de l'article 19 et son remplacement par les articles 41 et 42 indiquent cette séparation entre les deux contextes.
Rachik tente pour terminer une approche sur les plans théoriques et interprétatifs : dans l'histoire de la sécularisation en Europe, on insiste beaucoup sur la séparation sphère publique/sphère privée pour la définir, la repérer. Or, selon Rachik, on pourrait aussi appliquer ce paradigme de la sécularisation quand les deux domaines (séculier et religieux) coexistent ? Ils coexistent, certes, mais sans interférences, c'est-à-dire avec une séparation (totalement ? relativement ?) étanche. La monarchie n'est pas sécularisée, mais, au sein de celle-ci, il y a deux domaines distincts. Le Roi ne peut pas (ne peut plus) passer, comme le faisait Hassan II, d'acteur religieux au contrôle de la vie politique en tant qu'acteur religieux : « Il y a un champ religieux et vous intervenez dans ce champ religieux avec l'ordre religieux. Il y a un champ politique, avec un ordre politique... », clarifie Rachik. Cet état de fait mérite donc, selon lui, la dénomination de « sécularisation », mais il propose de mettre cette assertion en débat.
Débat que nous poursuivrons donc le MARDI 3 AVRIL à 18h00 en salle des séminaires du Centre Jacques Berque.
Compte-rendu par Cédric Baylocq, Centre Jacques Berque, le 6 février 2012.