« Avant un kilo, t’es rien. Après un kilo, t’es un esclave », Propos d’une jeune ouvrière d’usine à Tanger payée au kilo de crevettes décortiquées, dans le film « Sur la planche » de Leila Kilani
Dans une note précédente publiée sur ce même blog (du 8 décembre 2014), il a été défendu l’idée selon laquelle les « bonnes » performances de l’économie marocaine (telles qu’elles ont été décrites dans les rapports de l’administration publique et mesurées uniquement en termes de maintien du taux de croissance autour de 4% tout au long de cette période de crises économique et de la dette que traversent le monde depuis 2008) ne reflètent aucunement une capacité de résilience des structures productives nationales. Cette déconnexion entre le ralentissement de l’économie mondiale et la croissance nationale est plutôt la résultante des spécificités internes du pays, à savoir une industrie anémique peu exportatrice et un marché financier non attractif. En conséquence, l’intégration de l’économie nationale dans les flux internationaux des biens et services et des capitaux reste faible. Le contre-exemple s’est révélé durant la période de croissance faste de l’économie mondiale entre 2002 et 2007, durant laquelle l’économie marocaine n’a pu tirer profit, contrairement aux pays émergents d’Asie et d’Amérique laine dont les taux de croissance ont frôlé les deux chiffres.
Dès lors et sachant que la croissance économique nationale est peu sensible à la conjoncture internationale (du 8 décembre 2014), la question de la résilience devrait se poser autrement, en se focalisant sur les enjeux internes de l’économie nationale et les défis auxquels elle doit faire face. En se référant exclusivement au même indicateur du taux croissance économique que les défenseurs de la thèse de la résilience, aussi insuffisant soit-il, notre évaluation du rythme de croissance qui assurerait la résilience économique diffère.
Ainsi, la question résilience ou non de notre système économique devrait se mesurer à partir de l’écart qui sépare sa dynamique de croissance en cours et un taux de référence cible. Ce dernier, permet de faire face à des enjeux internes de réduction du chômage, d’élargissement du potentiel de croissance et d’accélération ou de déclenchement de la dynamique de rattrapage par rapport aux pays émergents et industrialisés. Ces trois critères, objectifs et quantifiables, pris séparément ou conjointement, se référent de surcroit dans leurs approches d’évaluation au même indicateur (le taux de croissance économique). En cela, ils peuvent constituer une référence dans le jugement porté sur le degré de résilience d’un système économique d’un pays dont les caractéristiques ressemblent à celles du Maroc (à savoir, un cycle de croissance dicté plutôt par les conditions internes de l’économie).
Dans la présente note, l’attention va se limiter au premier enjeu consistant à approcher la résilience de l’économie marocaine à travers l’estimation du rythme de la croissance économique compatible avec un objectif prédéterminé de baisse du chômage. Cela nous permettra également de juger des performances économiques actuelles du pays au regard de l’écart de la trajectoire désirée en fonction de cet objectif.
Une faible sensibilité du chômage à la conjoncture économique au Maroc
Le lien négatif entre la croissance économique et le chômage est intuitif et pouvoir le quantifier est très important pour l’élaboration d’une politique publique réactive. Cet exercice de quantification revêt d’autant plus d’importance en période de ralentissement économique qui s’accompagne d’une montée du chômage et des incertitudes sur le futur, freinant à la fois la consommation et l’investissement et fragilisant ainsi le système économique dans son ensemble avec un risque d’alimentation de l’ampleur des tensions sociales latentes[1].
Depuis les travaux fondateurs d’Arthur M. Okun (1962; 1970), une littérature abondante existe sur la mesure de la capacité de la croissance économique à générer de l’emploi et à réduire en corollaire le chômage. En se basant sur des données états-uniennes couvrant la période entre 1947 et 1961, Okun conclut à un lien de causalité étroit et négatif de l’ordre de 0.3 entre la variation des taux de chômage et de la croissance économique. Il montre également que cette causalité est bidirectionnelle et de nature symétrique : un accroissement de la croissance économique de 1 point de pourcentage entraine une baisse du taux de chômage de 0.3, et inversement un creusement du taux de chômage de 1 point implique un relâchement de l’activité de 3.3 points. Par la suite, ce lien de causalité a été testé et estimé dans plusieurs centaines d’études appliquées à différents pays et repris sous le nom de la loi d’Okun (Perman, R., G., Stephan, C., Tavera, 2015).
Au Maroc, la question du contenu de la croissance en emploi et de sa capacité à absorber le chômage se pose avec beaucoup d’acuité du fait de l’aspect cumulatif de l’inactivité et du chômage qui ont atteint, en l’occurrence, des niveaux élevés : 7.5 millions de personnes à la fin de 2014[2], soit environ un quart de la population totale. De plus, ces derniers touchent particulièrement les catégories sociales les plus fragiles (les jeunes et les femmes en particulier) ancrant ainsi un sentiment d’injustice et de discrimination chez ces populations. Cette question prend également toute son importance dès lors que ce sont les diplômés qui en souffrent le plus, mettant en péril le potentiel de la croissance future, sans pour autant oublier d’évoquer les retombées sociales qui en découlent.
D’une simple observation graphique de l’évolution des cycles du chômage et de la croissance économique du Maroc (Figure), il ressort que la croissance économique en écart à sa tendance est plus volatile que le cycle du chômage[3]. Autrement dit, la réaction de court terme du taux de chômage s’avère peu sensible aux changements de la conjoncture économique et présente une certaine inertie dans son processus d’ajustement : une accélération du taux de croissance au Maroc ne devrait se traduire que par une très légère baisse du taux de chômage.
Figure : Les cycles de croissance et de chômage au Maroc sur la période 2007: 2014 T3
Source : Datastream, calculs de l’auteur. Les chiffres entre parenthèse (.) représentent les écarts-types.
Par zone géographique et en se référant au calcul des écarts-types (cf. annexe), l’ajustement devrait être plus rapide chez les citadins qui se caractérisent par une réactivité accrue aux changements de la conjoncture économique, comme le montre l’écart faible des écarts-types entre les fluctuations de court terme du taux de croissance des secteurs secondaires et tertiaires réunis (supposés n’être installés qu’en zone urbaine) et le taux de chômage urbain, par rapport à celui qui prévaut chez les ruraux.
Par âge et comme attendu, la volatilité du cycle du chômage est la plus élevée chez les jeunes âgés de 15 à 24 ans et diminue avec l’avancement dans l’âge : les jeunes présentent une fragilité (versus une capacité d’adaptation) plus marquée en période de mauvaise (versus bonne) conjoncture. A l’instar des plus jeunes, les femmes marocaines actives sont plus sujettes que les hommes aux retournements à la hausse comme à la baisse de la conjoncture économique.
En résumé, les plus jeunes femmes citadines représentent la catégorie sociale la moins stable au regard de l’évolution de la situation économique du Maroc et jouent ainsi le rôle de la force de travail d’appointe facilitant l’ajustement de l’appareil productif à la nouvelle donne conjoncturelle.
De combien l’économie marocaine faut-il croitre pour inverser la courbe du chômage ?
De nombreux travaux de nature quantitative portant sur la mesure du degré de corrélation entre la croissance économique et le chômage se rejoignent sur le signe négatif de celle-ci, ce qui lui a valu d’être levée au rang d’une loi généralisable à toute économie (loi d’Okun) et stable dans le temps (Lee, 2000). Il n’en reste pas moins que cette corrélation résulte d’une estimation empirique dont l’ampleur est tributaire des spécificités du marché du travail et de la nature des déterminants de la croissance dans les pays d’application.
Ceci dit, la baisse du chômage ne peut s’observer qu’à partir d’un rythme soutenu de croissance économique, qui se stabilise à un niveau supérieur de son évolution tendancielle. Cette dernière étant composée, en théorie, de la dynamique de la productivité et de l’accroissement de la population active, le besoin d’une force de travail supplémentaire que fait sentir un dynamisme économique équivalent à celui de l’évolution tendancielle est entièrement satisfait par une augmentation de la productivité du travail des salariés déjà en place, et puis par la création de nouveaux postes d’emploi. Une création d’emploi qui ne fait qu’absorber, dans ces conditions, les nouveaux arrivés sur le marché du travail sans pour autant faire baisser le chômage. Ainsi, seule une croissance économique qui dépasse sa tendance est capable d’inverser la courbe du chômage.
Concrètement, dans le cas du Maroc, l’estimation empirique de la loi d’Okun (cf. encadré) montre que la croissance économique nationale est très peu absorbeuse du chômage, ce qui nécessite un output gap positif pendant de longues périodes afin de pouvoir réduire le chômage : un accroissement du taux de croissance de 1 point de pourcentage au-dessus de son rythme tendanciel n’entraine qu’un recul de 0.1 point du taux de chômage en convergence, également, vers son niveau tendanciel de long terme.
De ce fait, le taux de croissance devrait se maintenir à un niveau supérieur à la tendance pendant une longue période afin d’espérer donner lieu à une baisse significative du taux de chômage. Etant donné le rythme actuel de croissance économique avec un taux annuel variant autour de 4%, il faudrait 10 ans pour que le taux de chômage baisse de 1 point de pourcentage, passant de 9.9%, son niveau en fin 2014, à 8.9%. De la même manière, dans l’objectif de faire reculer le taux de chômage à 8.9% en trois ans, par exemple, le taux de croissance requis devrait être de 6.5%. Aussi, pour le faire baisser à l’issue de la phase montante du cycle de croissance, qui dure en moyenne une année et demie (Ministère de l'économie et des finances, 2009), le taux de croissance annuel devrait s’accélérer et atteindre les 9.5%.
Encadré : Estimation de la loi d’Okun à partir des données marocaines
Par ailleurs, les estimations économétriques par sexe, zone géographique et tranche d’âge (Table) (en suivant la même méthodologie que dans le cas précèdent), confirment à leur tour la faible intensité en emploi de la croissance économique (en accord avec le résultat trouvé plus haut à partir des données agrégées) et son incapacité à réduire significativement le chômage dans une courte durée. En outre, elles confirment les intuitions développées dans la première partie de cette note à propos de la nature des catégories sociales les plus exposées aux retournements de la conjoncture économique, et qui n’ont été basées que sur la mesure de la volatilité des séries par le calcul des écarts-types.
Table : Résultats des estimations de la loi d’Okun par catégorie sociale6
Ainsi, sur la période allant de 2006 à 2014, le taux de chômage chez les femmes marocaines a été significativement plus sensible au cycle de la croissance que celui de leurs homologues hommes (Table). Ce résultat va à l’encontre de la conclusion de plusieurs travaux portant sur un panel de pays industrialisés (Zanin, 2014; Azmat, 2006), et qui montrent que les hommes sont les plus réactifs à l’évolution de la conjoncture du fait qu’ils occupent principalement des postes dans des secteurs (industrie et construction) synchrones avec le cycle de la croissance. Ce contraste au niveau des résultats met en exergue la fragilité de la situation des femmes sur le marché du travail national et le retard du pays à imposer un principe constitutionnel d’égalité de traitement à leur égard dans le domaine professionnel. Un résultat qui devrait plaider pour une politique publique de stabilisation de l’emploi ciblée en faveur des femmes et notamment en période de ralentissement économique, car elles sont les premières à en souffrir.
Par zone géographique et tranche d’âge, les estimations des coefficients d’Okun sont également significatives, et de signe et d’ampleur attendus (Table) : le taux du chômage urbain est plus sensible au cycle de la croissance que le taux de chômage rural. Et ce sont les plus jeunes qui subissent le plus le retournement de la conjoncture économique au Maroc.
A ce stade, la présente note conclut qu’en abandonnant la comparaison, dans l’absolu, du taux de croissance économique du Maroc avec ceux des pays qui ont subi de plein fouet la crise de 2008 et acceptant d’autres critères qui répondent aux enjeux nationaux internes, le diagnostic sur la résilience de notre modèle économique change. Considérant le critère de réduction du chômage, nos estimations montrent que le rythme de croissance actuel est insuffisant pour inverser la courbe du chômage dans une durée raisonnable : toute chose étant égale par ailleurs, au rythme d’un taux annuel de croissance économique à 4%, il faudrait attendre 10 ans pour pouvoir baisser le taux de chômage d’à peine 1 point de pourcentage.
Les résultats des estimations montrent également que les jeunes femmes citadines sont les plus exposées aux retournements de la conjoncture économique parmi toutes les autres catégories sociales. Ce qui plaide pour une politique publique sur le marché du travail ciblée en faveur de cette partie de la population.
Ceci dit, afin d’aller plus loin dans l’analyse des liens existant entre la croissance économique et le chômage au Maroc, ce travail devrait être compléter en poursuivant la recherche dans au moins deux directions : i/ la modélisation économétrique devrait être étalée à l’estimation des phénomènes d’asymétrie selon le positionnement sur le cycle, de non-linéarité du coefficient d’Okun, et d’effet de retour du chômage sur la croissance économique via la courbe de demande et la boucle prix-salaire ; ii/ il faudrait aussi analyser les causes, une à une, à l’origine de cette faible capacité de la croissance économique à absorber le chômage.
Annexe : les écarts-types des cycles de chômage par catégories sociales et des cycles de croissance par secteur
Bibliographie
Azmat, G. G. (2006). Gender gaps in unemployment rates in OECD. Journal of Labor Economics(24).
Lee, J. (2000). The Robustness of Okun's Law : Evidence from the OECD countries. Journal of Macroeconomics, 22(2).
Ministère de l'économie et des finances. (2009). Datation du cycle d'affaire de l'économie marocaine.
Okun, A. M. (1962). Potentiel GNP : its Measurement and Significance. Proceedings of the Business and Economic Statistics Section of the Amirecan Statistical Association, 98-104.
Okun, A. M. (1970). the Political Economy of Prosperity. New York, W. W. Norton.
Perman, R., G., Stephan, C., Tavera. (2015). Okun's Law : A Meta-Analysis. The Manchester School, 83(1), 101-126.
Stiglitz, J. E., A. Sen et J.P. Fitousi. (2009). Rapport de la Commission sur la mesure des performances économiques et du progès social. Paris.
Zanin, L. (2014). On Okun's Law in OECD Countries: An Analysis by Age Cohorts. Economics Letters.
[1] En général, le taux de croissance économique, l’indicateur phare de la comptabilité nationale, est lié négativement au taux de chômage. C’est ce lien qui semble donner ses lettres de noblesse à cet indicateur et qui pourrait au moins en partie expliquer la place prépondérante qu’il occupe dans le débat public portant sur l’état de santé d’une économie, en dépit de ses limites et insuffisances pointés du doigt à juste titre par ses nombreux détracteurs (Stiglitz, J. E., A. Sen et J.P. Fitousi, 2009).
[2] Ces 7.5 millions de personnes est une approximation représentant un niveau plancher des inactifs et chômeurs qui peuvent constituer une force de travail potentielle non encore exploitée : Ils se décomposent en 6.4 millions d’inactifs âgés de 25 à 60 ans (en faisant les hypothèses fortes que l’ensemble des jeunes ayant entre 15 et 24 poursuivent leurs études et les moins jeunes ayant plus de 60 ans sont tous partis à la retraite) et 1,1 million de chômeurs.
[3] La décomposition des séries des taux de chômage et de croissance en composante cyclique conjoncturelle et en tendance de long terme a été faite à l’aide du filtre Hodrick-Prescott.
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