Par MARC LAVERGNE, Directeur du Centre d'études et de documentation économiques, juridiques et sociales (Cedej) Egypte-Soudan

Libération, 13 janvier 2011, Tribune

Le Sud-Soudan vote, et le 9 janvier est devenu une date historique, même si le scrutin durera jusqu'au 15, et si les résultats ne seront annoncés qu'à la mi-février. Tout semble joué d'avance, et on se réjouit que les scénarios pessimistes évoqués - report du scrutin comme les «durs» du régime de Khartoum le demandaient, ou échec à atteindre la barre de 60% des votants qui marque le seuil de validité des résultats -, semblent évité. Il n'empêche, derrière les manifestations d'enthousiasme transmises depuis Juba et le soulagement des dirigeants américains et des observateurs de l'ONU ou du Carter Centre For Peace, les clashs meurtriers qui sont relatés depuis les régions sensibles indiquent que la situation n'est pas aussi sereine qu'il y paraît.

L'essentiel des relations futures entre le Nord et le Sud reste à négocier, six années après l'accord de paix global entre le gouvernement central et le Mouvement de libération des peuples du Soudan (SPLM en anglais) : en jeu, essentiellement, le partage du pétrole, la délimitation de la frontière et le sort des Sudistes installés au Nord. Sur le partage des ressources pétrolières, dont 80% sont extraites du Sud, mais exportées par le Nord et par des consortiums internationaux pilotés par des sociétés chinoises, malaisiennes ou indiennes, les négociations sont ardues. L'enjeu pour le Nord est crucial, dans la mesure où le pays restant est pratiquement dépourvu de ressources monnayables. Or la capitale, Khartoum, s'est transformée depuis le début des exportations de brut en 1999 en un émirat pétrolier, dirigé par des militaires et des militants islamistes, mué en une bande d'affairistes prospérant sur cette rente, et sur l'aide humanitaire internationale.

Le Sud doit négocier avec Khartoum le paiement de royalties pour l'utilisation de l'oléoduc qui rejoint la mer Rouge près de Port-Soudan, alimentant au passage une raffinerie près de Khartoum et une autre au terminal, tandis que le Nord cherche à compenser les pertes liées à l'indépendance du Sud. Dans ce contexte, l'accord doit régler le sort de la région de population mixte d'Abyei, riche en pétrole qui devait aussi faire l'objet d'un référendum.

La frontière pose d'autres problèmes. Celui des tribus nomades qui transhument en quête des mêmes pâturages et des mêmes puits. Celui des régions frontalières du Nord de peuplement mixte, à statut spécial, qui ont fait l'objet de protocoles particuliers. Les troupes du SPLM local qui ont contribué à l'effort de guerre du Sud craignent maintenant de se trouver abandonnés à leur sort.

Enfin, s'agissant des 3 à 4 millions de Sudistes installés au Nord comme déplacés de la guerre, mais aussi comme migrants de travail, fonctionnaires, ou étudiants, quel sort leur sera réservé ? Les paroles d'apaisement d'Omar el-Béchir, soucieux de calmer les appréhensions américaines, seront-elles suivies d'effets, alors que l'appareil de sécurité laisse augurer des pogroms, à l'image de ce qui s'est produit à l'annonce de la mort accidentelle de John Garang, en août 2005 ? A Khartoum, la peur règne dans l'ensemble de la communauté sudiste, et ceux qui le peuvent ont déjà rejoint le Sud, à leur corps défendant : rien n'a été préparé pour les accueillir, et leur pays natal manque des commodités basiques auxquelles ils se sont accoutumés loin des «cattle camps» où ils sont nés.

Le plus inquiétant est que l'indépendance n'est pas le résultat d'une demande des Sudistes, mais celui d'une vision américaine : «S'ils ne s'entendent pas, qu'on les sépare !» déjà mise en œuvre en Yougoslavie en 1995. Or le Sud ne possède d'unité que par rapport au Nord : il rassemble des peuples dont beaucoup s'ignorent, se jalousent ou s'affrontent, et dont le seul ciment a été la guerre contre la domination séculaire des «Arabes» du Nord.

Les facteurs de dissension sont nombreux, manifestés lors de la tentative de renversement de John Garang en 1991 par les cadres nuers et shillouks opposés à la supposée «dinkacratie» favorisée par John Garang. La rébellion soutenue par Khartoum fit 100 0000 morts parmi les villageois dinkas du Haut-Nil. La dissémination d'armes de guerre parmi les civils est un élément d'instabilité préoccupant, sur lequel Khartoum pourra s'appuyer pour mettre en œuvre sa vieille tactique de diviser pour régner : une trentaine de milices tribales sudistes ont servi de supplétifs à l'armée du nord, tout comme la redoutable LRA de Joseph Kony, qui s'est implantée au Sud-Soudan.

La gabegie qui s'est emparée du Sud depuis le retour de la paix et la mort de John Garang ajoute à l'inquiétude. Chef charismatique, il s'était toujours opposé à la mise en place d'un appareil d'Etat structuré. Le prix s'en paie aujourd'hui, aggravé par le versement d'une rente pétrolière et d'une aide humanitaire bien supérieure à la capacité d'absorption d'une économie primitive. Juba, où les bananes coûtent plus cher qu'à Paris, et une nuit d'hôtel 250 dollars [193 euros], et où tout est importé à grands frais du Kenya, ou d'Afrique du Sud, a gagné le titre peu enviable de ville la plus chère du monde.

Les dirigeants issus du SPLM sont pour l'essentiel d'anciens commandants du mouvement de libération, dépourvus de compétences civiles, mais qui s'estiment en droit de jouir des fruits de la victoire : «La moitié du budget qui est allouée aux ministres est pour eux, l'autre pour leurs proches et leurs clients», selon un haut fonctionnaire local. Les cadres civils rentrés d'exil, formés en Grande-Bretagne ou en Amérique du Nord, sont soit mis à l'écart, soit incapables de saisir la complexité des situations héritées de la guerre et souvent même, partis très jeunes, incapables de comprendre leur propre société. Quant aux déplacés au Nord qui tentent de revenir, détenteurs de compétences techniques qui manquent cruellement, ils sont considérés comme des traîtres ou des «planqués». La fête risque donc d'être brève, et de se cantonner à Juba, tandis que le reste du Sud, tout comme la ceinture de misère sudiste de Khartoum, trouve déjà son goût amer et se prépare sans illusions à des lendemains qui déchantent.

Voir aussi l'interview de Marc Lavergne dans "Sud-Soudan, naissance d'une nation" sur Arte.

Voir aussi l'article "Sud-Soudan : l'équation à inconnues multiples", Le Monde, 8 janvier 2011, réalisé "en compagnie de Marc Lavergne".