Date de publication:
Lundi 27 Août 2012 - 12:31
Publié ici :
27 Août 2012Mis à jour le :
22 Juin 2017Mots-clefs:
- vie politique
- islamisme
- recherche
- Maroc
- politique
Zone géographique:
- Moyen-Orient
Analyse de la vie politique et rôle de la recherche
Par Baudouin Dupret, Directeur du CJB
S'il est un bilan que l'on peut tirer des six premiers mois du gouvernement dirigé par A. Benkirane, après la transition de 2011, c'est celui de la revivification de la vie politique au Maroc. L'adoption d'une nouvelle constitution, fruit d'un processus engagé depuis plus de quinze ans mais ravivé par les mouvements populaires nés du Printemps arabe, le déroulement compétitif d'élections législatives, la victoire relative du PJD et la désignation de son Secrétaire général comme Chef du gouvernement, soutenu par une coalition, et enfin la mise en route d'un gouvernement ayant à répondre devant le Parlement et à faire face à une opposition dotée d'un rôle constitutionnel, voilà autant d'éléments permettant d'affirmer que le Royaume est entré dans une nouvelle phase de sa vie où la chose politique, entendue comme jeu de négociations, de compromis, d'alliances et de gestion encadrée des différends, dans le but d'assurer la gouvernance d'un pays, occupe une place légitime et privilégiée. Cela m'inspire quelques réflexions : la première tient à la nature du jeu politique tel qu'il se configure au Maroc ; la seconde porte sur l'importance cruciale que revêtent deux échéances spécifiques ; la troisième, sur le rôle que la recherche peut exercer dans pareil contexte.
Un parti politique qui fait campagne sur des promesses de bonne gouvernance, de transparence, de lutte contre la corruption, d'équité et de justice sociale, dans un contexte de scepticisme et de suspicion à l'égard de la classe politique, navigue dans des eaux, certes populistes, mais largement porteuses de succès électoral. Le problème peut survenir ultérieurement, quand il lui faut justifier de son action au regard de ses engagements initiaux. L'effet d'annonce peut lui permettre de donner le change un certain temps, mais au-delà, il lui faut faire état d'actions effectives et efficaces. Or, celles-ci sont contraintes par les réalités économiques et politiques, aussi bien nationales qu'internationales. De ce point de vue, l'arrivée du PJD à la tête du gouvernement s'effectue dans des conditions difficiles. Il peut prétendre surfer sur la vague islamiste issue des mouvements de révolte en Tunisie et en Egypte, mais il doit le faire en composant avec la réalité des institutions marocaines et, surtout, le contrecoup de la crise économique que traverse l'Europe, premier partenaire commercial du pays. Les perspectives de croissance ont été largement revues à la baisse et les réserves en devises n'excèdent pas quelques mois. La possibilité d'entreprendre des politiques publiques susceptibles d'avoir un impact social important est fort limitée, d'autant que toutes les clés économiques du Royaume ne sont pas entre les mains du gouvernement, loin s'en faut. En même temps – et c'est aussi une conséquence majeure de cette activation de la vie politique marocaine – le gouvernement est tout entier tourné vers les prochaines échéances électorales et, tout d'abord, les élections locales. Celles-ci étaient censées se tenir en 2012, mais il est vite apparu que leur organisation était impossible dans un délai aussi court. On parle à présent du printemps 2013. Le PJD sait à quel point ce rendez-vous est crucial, parce qu'il lui permettra de confirmer son émergence ou, au contraire, attestera déjà de son érosion. Le Premier ministre ne s'en est pas caché, lorsque, à l'occasion du récent congrès du parti, il a insisté sur le fait qu'il veillerait « à ce que les prochaines élections se déroulent dans la transparence absolue ».
L'équation politique peut donc se résumer comme suit. D'une part, un gouvernement mené par un parti islamo-conservateur engagé dans une vie politique concurrentielle qui le rend comptable de ses promesses et de son action pour sa réélection. D'autre part, un pouvoir royal qui laisse d'autant plus volontiers l'initiative à ce gouvernement que cela permet, premièrement, d'espérer la poursuite du processus de normalisation de l'islam politique – et donc possiblement, à terme, sa stabilisation ou son érosion – et, deuxièmement, de rester davantage à l'abri les chocs et turbulences du quotidien social, politique et économique, en laissant l'exécutif servir de pare-chocs ou de zone tampon. Enfin, troisième paramètre de l'équation, l'ensemble de ces instances compétentes sur une multitude de sujets – femmes, jeunesse, droits humains, économie, société, environnement, éducation, recherche, etc. Elles sont officiellement consultatives, mais on perçoit bien qu'elles ont été conçues en sorte d'encadrer l'action gouvernementale et de prolonger le mécanisme de consensus « à la marocaine ». Le fonctionnement de cette équation sera tributaire de la mise en place de toutes ces institutions, de la rédaction de lois organiques nombreuses et délicates, et, dans la foulée, de la capacité à aller jusqu'au bout de deux dynamiques constitutionnelles majeures : la régionalisation et le contrôle de constitutionnalité. La réflexion sur la première est engagée depuis longtemps, mais elle n'a toujours pas abouti. La faute, sans doute, à la complexité de l'opération, à l'épineuse question des ressources humaines de son accompagnement, à l'enjeu sensible des sièges à pourvoir par le biais d'élections sonnant comme la première échéance majeure depuis novembre 2011, aux implications que cela ne manquera pas d'avoir dans la gestion du dossier saharien et des provinces du Sud. Quant à la Cour constitutionnelle, dont les prérogatives sont importantes sur le papier, il lui reviendra de donner au texte fondamental toute son ampleur ou, tout au contraire, de lui rogner les ailes et d'en tarir les potentialités. C'est vrai dans de nombreuses questions d'ordre éthique : liberté de conscience, avortement, peine de mort, autour desquelles peuvent se cristalliser des différends profonds quant au projet de société. C'est aussi vrai de questions touchant aux sphères de compétence des différents pouvoirs et à la démarcation de leurs activités. En fait, la mise en place d'une Cour constitutionnelle efficace et audacieuse constitue la clé de voûte de toute l'architecture institutionnelle et politique d'aujourd'hui.
Quel rôle la « recherche » peut-elle jouer dans tout cela ? Il me semble double : observation et description, d'une part, analyse, de l'autre. Dans l'enthousiasme suscité par l'effet domino de la « révolution » tunisienne, cette fonction a cependant été largement perdue de vue, au profit d'une vision romantique des évènements en cours. Ce type de vision entraîne les chercheurs à faire prévaloir leurs préférences, bien légitimes au demeurant, sur leur capacité à décrypter les processus qui se donnent à voir. Cela ne poserait pas de problème particulier si le résultat n'en était pas d'occulter, sciemment ou non, un grand nombre d'éléments qui, pour irritants qu'ils soient, sont constitutifs de l'alchimie de l'évènement. Ceci fut particulièrement marquant en Egypte, où l'on a d'abord voulu considérer l'armée comme un intercesseur entre le régime et les révolutionnaires de Tahrir, en oubliant qu'elle constituait un pilier majeur du premier, et où l'on a ensuite porté cette armée aux gémonies, sans étudier plus avant la nouvelle configuration politique qui se dessinait et à laquelle elle contribuait de manière largement improvisée, parce qu'elle n'avait jamais envisagé au préalable d'occuper l'avant-scène de la gestion du pays. Ou, toujours en Egypte, quand on a parlé de « coup d'Etat » pour désigner l'arrêt de la Cour constitutionnelle invalidant l'élection d'un tiers des députés et la décision du HCFA qui s'en est suivie de s'arroger le pouvoir législatif, sans remarquer que la Cour suivait en cela sa jurisprudence constante ou que ladite HCFA n'en avait pas décidé pour autant d'interrompre le processus d'élection à la présidence. Dans le cas marocain, la tendance fut comparable, voire amplifiée par une couverture médiatique s'intéressant plus à la geste du Mouvement du 20 février qu'aux stratégies mises en œuvre par le pouvoir pour en désamorcer le potentiel déstabilisateur tout en en profitant pour relancer la réforme et l'intégration en douceur du mouvement islamo-conservateur. Il n'est pas difficile, ici aussi, d'avoir de la sympathie pour l'expression du refus des conservatismes, des systèmes de prébende, du règne de l'argent ou de la manipulation. Mais l'analyse, elle, ne gagne rien à s'aveugler de ses inclinations. Tout au contraire, elle ne peut que gagner à mieux saisir les éléments constitutifs de ce grand mouvement sociopolitique et, au-delà, les causes de son incapacité à survivre, comme force pesant sur l'échiquier politique, à la constitution du gouvernement Benkirane. En montrant comment la connexion entre la protestation politique du M20F et la contestation sociale n'a jamais pu être établie efficacement, la recherche serait non seulement fidèle à son rôle d'observation, de description et d'analyse, mais encore serait-elle à même de se rendre utile à ceux vers qui vont ses préférences, quels qu'ils soient, en leur donnant les éléments d'une réflexion argumentée.
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