Entretien paru dans Le Soir, quotidien belge, le 17 janvier 2011.

François Burgat, politologue et directeur de recherche au CNRS, a répondu à nos questions, de Damas.

Que vous inspire le fait que Ben Ali a longtemps brandi la menace islamiste pour conserver le soutien de l'Occident ?

Cette méthode a été terriblement efficace et elle risque de continuer à l'être. Elle a conduit à l'impasse dont nous mesurons aujourd'hui l'ampleur. Si l'on observe prudemment les scènes politiques méditerranéennes, force est de constater que les systèmes politiques où les urnes ont une chance d'affecter le rapport des forces au sommet de l'Etat ne sont pas ceux qui ont, au nom de « la protection de la laïcité » et autres « luttes contre les intégristes », exclu les courants islamistes de la scène politique mais bien, au contraire, ceux qui les ont intégrés dans des conditions crédibles au jeu électoral. Ce débat va à nouveau passionner les esprits à propos de la Tunisie.

Rachid Ghannouchi va bientôt rentrer, quelle pourrait être son audience au pays alors que son mouvement, Ennahda, a été réprimé sauvagement pendant vingt ans ?

Difficile de juger de façon péremptoire le coefficient individuel conservé par Rachid Ghannouchi, fondateur du MTI, devenu Ennahda, parti qui s'est par la force des choses, divisé dans la période de l'exil. Mais il reste à mes yeux une personnalité majeure au sein d'un courant dont il va de soi que la répression ne l'a aucunement fait disparaître de la scène sociale et politique tunisienne où il demeure profondément ancré.

L'inclusion des islamistes dans un jeu démocratique, parlementaire, qui démarrerait en Tunisie, vous paraît-elle jouable ?

Elle me paraît absolument incontournable. Et je crois les islamistes tunisiens, dans leur écrasante majorité (tout comme leurs concurrents dans l'opposition), capables de jouer cette partition dont la Turquie, envers et contre tous les raccourcis qui affectent encore le regard médiatique et politique dominant, est en train de montrer spectaculairement la voie. Les propos de votre compatriote Guy Spitaels, qui, dans La triple insurrection islamiste (publié chez Fayard, NDLR), s'est penché en 2005 sur cette problématique, soulignent l'ancienneté de mes convictions : « Reste la recommandation de Burgat dont la pertinence n'a fait que croître : la participation au pouvoir des islamistes, une des composantes intrinsèques de ces sociétés, apparaît comme la condition sine qua non d'une véritable transition démocratique. Curieusement, huit ans plus tard, dans les rapports de l'International Crisis Group consacrés aussi bien à l'Égypte qu'à l'Arabie Saoudite, à la Palestine qu'aux Philippines, on retrouve constamment cette proposition.»