Les mutations socio-économiques que connaît aujourd’hui le Maroc ont de profondes conséquences pour le visage qu’il présente au voyageur qui le découvre, tout comme pour le regard que porte sur lui cet autre voyageur qu’est l’anthropologue. L’urbanisation, les transformations du paysage agricole, le développement des moyens et des infrastructures de transports, la consommation de multiples biens nouveaux, le développement des déchets qui en résulte, mais aussi les changements dans les manières d’interagir dans l’espace public, dans les habitudes vestimentaires, ainsi que le développement du tourisme lui-même, modifient continûment le flot des impressions qui s’offrent au regard. De sorte que la « tradition » paraît sans cesse se mêler intimement à la « modernité ».
Ainsi, dans nombre de villages, l’habit traditionnel côtoie le maillot du FC Barcelone, la babouche, les sandales en plastique. Au bord du Sahara, le téléphone portable et Internet lancent leurs ondes entre les dattiers, cultivés au milieu de champ à travers lesquelles l’eau circule selon des règles non-écrites immémoriales ; les ânes croisent dans les chemins les 4X4. Les tentes des nomades sont recouvertes d’un entrelacs de tissus de laine et de bâches en plastique. La guedra cohabite avec les chorégraphies des variétés anglo-saxonnes ou coréennes. Dans les repas, la viande de dromadaire cuite en tajine prend place à côté de la Vache qui rit et des boîtes de sardine. Des gites haut de gamme surgissent au milieu des maisons traditionnelles en pisé. Et dans ces gîtes aussi confortables qu’accueillants, on peut croiser les individus les plus divers, touristes soucieux de sortir des grands parcours valorisés par les guides, mais aussi parfois quelques voyageurs affairés : journalistes en reportage, documentaristes en quête de quelque tradition locale, agronomes, anthropologues, représentants de commerce, voyageurs qui transportent avec eux toutes sortes d’histoires, présentées comme vraies ou légendaires, et d’objets, fossiles, manuscrits, dont les étonnantes origines sont contées avec ferveur.
Les voyageurs étrangers, quel que soit leur but – touristique ou professionnel – doivent tous composer avec ce kaléidoscope d’impressions en réagencement perpétuel. Le propre de la quête touristique est de se laisser bercer par ces histoires et de s’immerger dans ce qui peut être alors perçu comme une « tradition différente ». L’abandon est ici une condition de la félicité particulière que recherche le touriste : le dépaysement. Cette quête d’authenticité le conduit à gommer ce qu’il perçoit autour de lui comme des signes de la modernité ou, lorsque ces derniers sont trop saillants, à les souligner ironiquement comme incongruité, ravivant ainsi l’éclat de la tradition au cœur de laquelle ils paraissent surgir. Elle conduit également ceux qui vivent du tourisme à s’efforcer d’éliminer de la surface visible des choses les éléments associés à la modernité, et à recenser, codifier et reproduire ce qui doit relever de la tradition, dont la principale fonction devient alors touristique. Ainsi se développe un folklore, comme dans beaucoup de régions françaises, semblable à ces beaux coquillages lisses, brillants et chamarrés, vidés de leur chair et sortis de leur environnement, qui ornent les étagères des musées. Le touriste s’abuse-t-il ou est-il abusé ? Cette question n’est peut-être pas pertinente. Quand il revient à un endroit, c’est qu’il a trouvé ce qu’il cherchait : des impressions agréables. En ce sens, il ne se trompe pas. Le touriste n’a pas de compte à rendre en matière de vérité, ni aux autres, ni à lui-même.
Il n’en va pas de même pour cet autre type de voyageur qu’est l’anthropologue. Aucun anthropologue ne contestera qu’il doit bannir de son travail toute forme d’abandon à l’exotisme, sous peine de sévèrement altérer la valeur scientifique de ses conclusions. Mais on peut se demander s’il est possible d’échapper totalement à cette pente en continuant à décrire une réalité aussi mouvante avec les concepts de « tradition » et de « modernité », voire celui de « culture », au sens de système clos, fixe et immémorial de pratiques et de représentations. Un tel outillage conceptuel peut en effet facilement conduire l’anthropologue à se concentrer sur les éléments dits de « tradition », et à se convaincre que son objectif est de les obtenir par décantation en filtrant les apports de la « modernité ». Il peut être alors tenté de regarder ces éléments de « modernité » comme superficiels et non essentiels, venant altérer l’essence de la « culture » locale, laquelle doit être l’objet de toute son attention.
(...)
Par Dominique Guillo, directeur de recherche au CNRS et chercheur affecté au CJB.
 CJB Algérie
Cet article est tiré d’une thèse soutenue à l’École des...
|
 CJB enquête ethnographique
Les mendiants aveugles de Rabat: de la Baraka à l'égalité...
|
 CJB soulèvement du Rif
Qui sera l'Etat? Le soulèvement du RIF reconsidéré (1958-...
|
 CJB systèmes de santé
Anthropologie Maroc,Le "sujet âgé "= indiscipliné ?
Par...
|
 CJB famille
L’article introductif qui suit fait partie d’une série de 6...
|
 CJB Maroc
A El Brechoua, au milieu des collines dorées par le blé...
|
 CJB Maroc
« Avant un kilo, t’es rien. Après un kilo, t’es un esclave...
|
 CJB élections locales
A l'heure du débat sur les prochaines élections locales qui...
|
 CJB santé mentale
In 2005, Morocco's Ministère de la Santé carried out its...
|
 CEDEJ Croissance urbaine
“De l’Egypte à l’Inde: urbanisation subalterne et...
|
 Ifp India
In this bilingual (French/English) CD-ROM, we first show...
|
 IFEA - Istanbul excursions urbaines
Par Filiz Hervet
Introduction : bonne chance à la colombe...
|
 CJB ethnographie
Ouvrage collectif dirigé par Khalid Mouna, Catherine...
|
 CJB Esthétique
Ya'la dowq ! Digressions sur les valeurs esthétiques et les...
|
 CJB Maroc
Le Maroc au présent
Introduction de Baudouin Dupret,...
|
 Ifpo palestiniens
From Camp Dwellers to Urban Refugees? Urbanization and...
|
 Ifp urbanisation
Villes et urbanisation des provinces égyptiennes : Des...
|
 CFEE Préhistoire
Et la gazelle devint chèvre
Pré-histoires africaines d’...
|
